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LES JURYS DE CITOYENS BERLINOIS, Eléonore Koehl, Yves Sintomer


Les « jurys citoyens » constituent un dispositif novateur de participation des habitants mis en place dans la capitale allemande au printemps 2001. Chaque jury, composé pour moitié de représentants des forces vives du quartier et pour moitié d’habitants tirés au sort, peut attribuer à sa guise une somme d’un demi-million d’euros pour soutenir des projets sur le quartier. Ce dispositif s’insère dans le programme de management de quartier de la ville-Land de Berlin, qui s’insère lui-même dans un programme commun de l’Etat fédéral et de l’ensemble des Länder : le programme « Soziale Stadt», équivalent de la politique de la ville française.


Synthèse du rapport final pour la Délégation Interministérielle à la Ville / Juillet-août 2002


Sommaire :

I. Le dispositif des jurys citoyens de Berlin est situé au carrefour de quatre tendances.

II. Les principales caractéristiques du dispositif des jurys

III. Trois enjeux des jurys berlinois.



I. Le dispositif des jurys citoyens de Berlin est situé au carrefour de quatre tendances.


1- D’une part, en s’appuyant sur les exemples antérieurs de la politique de la ville française et des politiques d’urban renewal développées en Grande Bretagne et en Hollande, l’Allemagne a mis en place depuis quelques années au niveau fédéral une action prioritaire territorialisée des politiques publiques en direction de certains quartiers urbains particulièrement affectés par des problèmes sociaux. Ce programme, intitulé « Soziale Stadt », fonctionne sur la base de partenariats noués entre l’échelon fédéral (Bund), les Länder et les communes.

Berlin est l’une des principales villes concernées puisque 17 quartiers de son périmètre font partie de ce programme.


2 - D’autre part, l’idée qu’un « New Public Management » ou qu’un nouveau modèle de régulation des administrations publiques (Neues Steuerungsmodell) est nécessaire pour faire face à la crise des finances publiques et pour moderniser l’administration s’est très fortement répandue ces dernières années en Allemagne.


Le nouveau modèle insiste sur :

  • la gestion par objectif,

  • la décentralisation de l’action administrative

  • la simplification de l’action administrative,

  • la transparence et

  • les procédures de contrôle.


Ce mouvement de réforme est loin de concerner seulement les territoires urbains en difficulté. Il les touche cependant plus spécifiquement, notamment parce que l’idée initiale qui consistait à affirmer que la gestion administrative doit être réformée en prenant pour modèle les nouvelles formes de management privé a été dans un second temps fortement nuancée en étant articulée à une seconde idée, celle de l’empowerment, selon laquelle il est essentiel de soutenir l’affirmation autonome des acteurs de la société civile et, en particulier, de ceux qui sont frappés par des processus d’exclusion.


L’idée de New Public Management a alors été intégrée dans un concept plus vaste « d’Etat stimulateur » sensiblement différent aux thématiques néolibérales.

Berlin s’est pleinement insérée dans ce mouvement de réforme en mettant en place des managements de quartier dans les quartiers concernés par le programme Ville sociale.


3. Le programme Soziale Stadt et le mouvement de réforme de l’administration publique ont convergé en prenant en compte de façon croissante l’importance de la participation citoyenne.


L’Allemagne a une tradition forte d’initiatives citoyennes (Bürgerinitiativen) venues de la société civile, largement découplées du système politique partidaire tout en étant capables d’influencer notablement la prise de décision. Cette tradition a été particulièrement marquée à Berlin, l’un des hauts lieux de la culture « alternative » depuis quatre décennies.


La reconnaissance de l’importance de ces mobilisations citoyennes dans la formation de l’intérêt général est sans doute plus grande outre-Rhin que dans l’Hexagone, parce que la décentralisation a marqué en profondeur les esprits et parce qu’y pèse moins qu’en France une tradition « républicaine » insistant sur le monopole absolu des élus dans la définition du bien commun.


4. Enfin, la volonté d’institutionnaliser la participation citoyenne a pu s’appuyer sur l’existence d’un dispositif inventé dans les années 70 et largement diffusé en Allemagne (comme, de façon différente, dans
d’autres pays européens) : les cellules de planification (Planungszellen), petits groupes
composés de citoyens tirés au sort sur l’initiative des pouvoirs publics et discutant à leur demande de thèmes d’intérêt général pouvant concerner aussi bien des zones géographiques particulières que des questions thématiques
déterminées.
C’est vers un tel dispositif que s’est tournée la ville de Berlin, tout en l’adaptant et en le nuançant dans un contexte temporel et politico-administratif spécifique.


II. Les principales caractéristiques du dispositif des jurys


Si l’idée d’un accroissement de la capacité de décision directe des citoyens était dans l’air et qu’elle était appelée par nombre de discours à l’échelle du Bund et de la ville, la décision concrète de mettre en place des jurys citoyens a été prise par Peter Strieder, Sénateur SPD responsable du développement urbain depuis 1996. Le processus a été avalisé par les trois coalitions politiques qui se sont succédées à la direction de la
ville.


Trois grands objectifs étaient affichés à la mise en place du processus :

  • la stimulation des habitants afin qu’ils s’engagent dans le développement du quartier et y apportent leur compétence propre ;

  • l’amélioration de la perception publique du management de quartier ;

  • l’élargissement des mesures déjà en place.


Les jurys citoyens sont des instances décisionnelles composées exclusivement d’habitants, qui sont assistés dans leur travail par le manager du quartier.

Ils se sont vus attribuer chacun un demi-million d’euros pour une période de deux ans.


Ce « fonds de quartier » doit être affecté à des projets qui doivent :

  • présenter un intérêt pour la collectivité,

  • renforcer le développement du quartier dans son ensemble

  • ou combler un déficit de prise en charge d’habitants ou de groupes d’habitants.


Le dispositif est présent dans les 17 quartiers berlinois « en difficulté » du programme de management de quartier. Ils sont situés pour la quasi-totalité en centre ville et comprennent entre 5.000 et 28.000 habitants.

Ils comptent au total 223.000 personnes, soit 6,7% de la population berlinoise.


Parmi les acteurs du processus, il faut mentionner d’abord les membres du jury.

Le jury a une forme hybride puisqu’il est composé

  • au minimum de 51% d’habitants tirés au sort dans le registre des habitants du quartier (intégrant tous les habitants y compris les étrangers), et

  • de 49% maximum de représentants des « forces vives » locales (associations, communautés ou personnes actives individuelles) choisis par les managers de quartier.

  • La taille du jury est limitée : le nombre de membres doit être proportionnel au nombre d’habitants du quartier, et s’étale entre une quinzaine et quelques dizaines.


Les managers de quartier sont un deuxième type d’acteur.


Ils appartiennent à un bureau d’étude privé généralement en charge du management de quartier.

Ils préparent, encadrent et coordonnent les réunions du jury. Ils recueillent les projets candidats, les mettent aux normes techniques et financières lorsque cela est nécessaire.

Les demandes de projets déposées peuvent consister en une simple idée, dont le développement en projet est également à leur charge.

Ils doivent autant que possible respecter, lors des réunions du jury, l’impératif de neutralité que leur a imposé
l’administration du Sénat.


Quels sont les porteurs de projets ?


Il peut s’agir :

  • d’associations,

  • de personnes individuelles,

  • d’organisations ou

  • d’entreprises

  • ainsi que des membres du jury.


Les managers de quartier et le bureau de management ne peuvent cependant pas déposer de projets.


L’administration du Sénat et celle des mairies d’arrondissement jouent également un rôle important.


Pour chacun des quinze quartiers de management ont été désignés :

  • un coordinateur de l’administration du Sénat de Berlin pour le développement urbain et

  • un coordinateur de la mairie d’arrondissement dans laquelle se situe le quartier.


Les coordinateurs de l’administration du Sénat ont été très présents, depuis la constitution des jurys jusqu’au suivi de leur fonctionnement à travers des réunions avec les managers.

Ils ont veillé à ce que les travaux des jurys se déroulent bien selon les orientations du règlement-cadre élaboré au préalable par l’administration du Sénat.


Les coordinateurs des mairies d’arrondissement ont pour leur part été dans leur quasi-totalité absents des réunions.


Les responsables politiques sont apparemment les grands absents du déroulement du processus.


Leur rôle essentiel se situe en amont lors de la décision de la mise en place du processus, et en aval pour la reconduite éventuelle ou l’élargissement du processus.


Les règles d’attribution du budget par les jurys ont été fixées par l’administration du Sénat.

Un des points les plus importants est la non-publicité des débats.

Le cadre procédural s’est révélé très flexible. Le nombre de séances, leur fréquence et leur étalement dans le
temps n’ont pas été imposés, de même que le mode de sélection des projets et le mode de scrutin (ouvert ou fermé), qui ont été laissés à l’appréciation des managers et des jurés.


Les premiers bilans internes effectués sur demande de l’administration berlinoise sont très positifs.

Le travail des jurys s’est effectué à partir de mai 2001, à raison d’environ quinze réunions par jury pour affecter l’ensemble du budget.

Certains jurys fonctionnent encore à ce jour.

Le nombre moyen des projets déposés par quartier est d’environ 70, la moitié en moyenne étant adoptée.

Les projets adoptés les plus nombreux sont ceux impliquant l’amélioration des infrastructures sociales et l’offre de culture et de loisirs dans le quartier.

Beaucoup sont destinés aux enfants et aux jeunes.

Bien que la somme attribuable par projet n’ait pas été limitée par le Sénat, les jurys ont dans l’ensemble préféré les projets ne dépassant pas les 50.000 euros (91% des projets adoptés).


III. Trois enjeux des jurys berlinois.


Le dispositif novateur que constituent les jurys berlinois soulève en particulier trois enjeux importants :

  • celui de la participation,

  • celui de la délibération et

  • celui de la politique.


L’enjeu de la participation n’est pas simple à affronter dans les démarches participatives :

  • à qui s’adresse-t-on,

  • comment mobiliser et

  • associer le public visé ?


Le dispositif des jurys est de ce point de vue intéressant au regard des expériences françaises.

Le public auquel il s’adresse est mixte : il s’agit pour partie des citoyens organisés ou mobilisés
du quartier
(membres représentant les « forces vives » locales :

associations, communauté ou personnes individuelles mobilisées) ; et pour partie d’un échantillon sociologiquement représentatif de citoyens (membres tirés au sort).


Ce type de participation marque l’émergence d’un nouveau type de représentativité, dont la légitimité est à la fois de l’ordre de la délégation (pour les représentants des « forces vives »)
et d’ordre sociologique ou statistique
(pour les jurés tirés au sort).


Cette double représentativité est globalement assurée dans les jurys berlinois.

Les habitants mobilisés y sont bien associés, et la composition sociologique des jurys se révèle beaucoup
plus proche de la population que celle du champ politique institutionnel, voire que celle du monde associatif de la capitale allemande.


Cette « bonne » représentativité de la structure est cependant nuancée par :

  • la sous-représentation des étrangers,

  • des personnes du troisième âge et

  • des personnes en situation de précarité professionnelle,

qui font plus souvent que les autres défection lorsqu’ils sont contactés après le tirage au sort.


Le deuxième enjeu, celui de la délibération, est particulièrement présent dans les théories contemporaines de la démocratie, qui lui confèrent un rôle crucial dans la construction de l’intérêt général. Le modèle des jurys berlinois est fortement tourné vers l’idée qu’une délibération de qualité est assurée par la constitution de petits groupes et par la mise entre parenthèses des intérêts organisés, soupçonnés d’avoir tendance à coloniser l’intérêt général.


Cette mise entre parenthèses se joue aussi bien dans le recours au tirage au sort que dans le caractère non public des réunions.


  • L’observation des réunions des jurys berlinois,

  • les entretiens avec les participants et

  • l’examen des projets adoptés

convergent vers une appréciation très positive de la qualité des délibérations.


Le cadre procédural s’est révélé adéquat pour assurer une bonne dynamique délibérative, d’autant que les membres ont su se l’approprier.


La dynamique de la discussion en petits groupes a contribué à une participation large aux débats, à une bonne ambiance de travail et à une discussion de qualité.


Les managers ont généralement su tenir leur rôle d’appui technique sans trop peser dans les débats, et une certaine démocratie technique s’est indéniablement développée à travers l’engagement des jurys dans l’appréciation et le montage technique des projets.


Cette démocratie technique a cependant été limitée aux seuls jurés, du fait de la non-publicité de leurs
travaux, et elle n’a qu’à la marge concerné le suivi et le contrôle des projets adoptés.


De plus, les responsables politiques demeurent de facto les seuls à décider de la prolongation éventuelle du dispositif.


A première vue, la dimension politique des jurys citoyens semble très en retrait.


Du fait de l’absence des politiques dans les travaux, les jurys ne jouent absolument pas le rôle d’interpellation et de communication entre citoyens et élus qui est si important dans les conseils de quartier français.


Les discussions y sont d’ailleurs très dépolitisées.


Les jurys seraient-ils avant tout le produit d’une approche gestionnaire, qui tendrait à laisser les habitants des quartiers en difficulté autogérer leur misère à condition de ne pas remettre en cause les
équilibres structurels qui produisent celle-ci ?


Les choses sont beaucoup plus complexes, et la politique est en fait fortement présente à l’arrière-plan.


D’une part, les jurys sont un élément dans le jeu de communication politique local. D’autre part, la citoyenneté active constitue un élément déterminant dans la motivation des jurés.

Troisièmement, la création d’un nouvel espace de décision s’ajoutant à ceux de la ville et de l’arrondissement a bousculé ce dernier, et donc l’équilibre des pouvoirs territoriaux de Berlin.


Ce facteur a suscité des discussions assez vives et pourrait mettre en cause la reconduction du dispositif.


Ces tensions sont symptomatiques du fait que les jurys pourraient constituer un quatrième pouvoir, celui, embryonnaire, des citoyens lorsqu’ils participent directement à la prise de décision.

Ce nouveau pouvoir viendrait s’articuler aux trois piliers de la démocratie représentative classique : le législatif, l’exécutif et le judiciaire.


A ce jour, le futur du dispositif est encore incertain, non du fait de limites internes mais à cause de la réaction défensive de certains représentants des pouvoirs en place face à l’émergence de ce quatrième pouvoir potentiel.

L’expérience peut cependant revendiquer une forte légitimité.

Cela lui confèrera très probablement une postérité directe ou indirecte.
Elle sera sans nul doute citée au titre des tentatives novatrices et fera en ce sens école, dans un contexte
allemand où le pragmatisme et l’expérimentation locale sont des moteurs du changement.


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