La dérive populiste
Hélène Landemore : Bernard, en répondant à la question de Nadia, pouvez-vous au passage évoquer la figure de Ségolène Royal et de son supposé populisme (cf. sa référence aux jurys de citoyens et autres mesures “participatives”) ?
Bernard Manin :
Une clarification, d'abord. Je ne défends pas l’idée que les partis politiques sont obsolètes, ni en voie de le devenir. Ma formulation originelle manquait peut-être de netteté.
En tout cas, l'idée n'était pas celle-là. Elle était qu'au stade de la démocratie du public les allégeances et loyautés partisanes stables sont en déclin.
Elles n'ont pas disparu, certes, mais elles subissent une érosion. Un nombre croissant
d'électeurs ne votent plus pour les différents partis sur la base de fidélités stables, insensibles aux conjonctures, et enracinées dans des clivages prédéterminés de classe ou de religion.
Ces électeurs moins fidèles votent d'ailleurs rarement pour le parti opposé, parfois pour un parti
allié, et le plus souvent oscillent entre l'abstention et le vote.
Ceci ne revient pas à dire que les partis perdent leur importance. Les partis sont encore essentiels dans deux domaines.
- - D’abord, les votes au parlement sont toujours commandés par les clivages partisans.
- - D'autre part les partis continuent de dominer l'arène électorale.
Ils se sont adaptés, sans doute, à la personnalisation du choix électoral (un autre trait de la démocratie du public). Mais cette adaptation leur a permis de maintenir une place centrale. Ce sont eux qui financent, préparent et organisent les campagnes électorales.Vous mentionniez Ségolène Royal. Elle illustre justement le rôle prééminent des partis dans la compétition électorale en même temps que leur adaptation à la personnalisation du pouvoir. Sa personnalité a figuré au premier plan de la campagne électorale. Mais elle ne s'est pas portée à la candidature parce qu'elle avait, indépendamment, accédé au rang de célébrité dans le spectacle, la culture ou le sport. Elle a été candidate parce qu'elle a été désignée par le parti socialiste à l'issue d'une procédure choisie par sa direction. Sans doute, n'était-elle pas un des principaux leaders du parti, mais toute sa carrière, depuis plus de vingt ans, s'est faite dans et par le parti. Il y a de fortes raisons de penser qu'en choisissant une femme, n'appartenant pas au cercle des dirigeants habituels, les socialistes ont fait un choix délibéré voulant manifester par là un renouvellement.
Les partis politiques ne sont assurément pas sur la voie de la disparition. Dans toutes les démocraties, ils se sont adaptés à la fois à l'érosion des fidélités partisanes stables et à la personnalisation du pouvoir.
Nadia Urbinati :
C’est un ajout et un changement importants que tu fais, Bernard. Parce que dans ton livre, tu présentais la démocratie de partis comme un moment possible et transitoire, une variété de la démocratie représentative à un moment historique donné, le moment des partis de masse. Tu présentais aussi la démocratie du public comme l’avenir du gouvernement représentatif. Tu as même écrit que, une fois « indépendants des inclinations partisanes individuelles », les citoyens seraient plus autonomes dans leur jugement, parce que, quelles que soient leurs opinions partisanes, ils « recevraient la
même information sur un sujet donné que les autres citoyens ».
Je ne suis pas du tout d’accord avec cette évaluation bénigne de la démocratie du public. Je pense que c’est une forme de populisme qui non seulement ne rend pas le jugement des citoyens plus indépendant mais rend le gouvernement moins ouvert à leur contrôle et leur participation.
Je suis d’accord avec ton diagnostic d’une crise des allégeances partisanes idéologiques fortes. Mais c’est la distribution des lignes partisanes qui a changé, pas le caractère idéologique des alliances et de la politique.
La « démocratie du public » ne marque pas la fin des partis mais leur transformation du rôle
d’instruments publiques de participation à celui d’agents privés de direction et de
formation de l’opinion.
En Italie, le pays qui a fait du vidéo-populisme un défi puissant au système de partis traditionnel, Silvio Berlusconi a été capable de gagner une majorité stable uniquement à partir du moment où il a créé son propre parti, endossé une identité idéologique forte, et donné à ses électeurs la certitude qu’ils appartenaient à un parti, pas seulement à une publicité télévisée.
En surface, la « démocratie du public » paraît incarner un système de représentation fluide, ouvert, indéterminé, et géré par des candidats individuels plutôt qu’un parti homologué.
Une analyse plus profonde révèle cependant que ce système n’est pas moins hiérarchique, rigide, et homologué que son ancêtre, avec la différence remarquable (et négative) que, à présent, l’agent unificateur est, directement, la personne du leader et, indirectement, le pouvoir sublimé des médias.
J’aimerais insister une fois encore sur le fait que sans les partis je ne peux pas imaginer aucune forme de démocratie représentative.
Comme je le disais, il s’agirait d’une forme de césarisme ou de populisme ; mais ne l’appelons pas démocratie représentative. Le cas de l’Italie est important à cet égard.
Mussolini était une violation évidente de la démocratie représentative. Berlusconi en est une autre aujourd’hui.
Bernard Manin :
Je suis entièrement d’accord avec Nadia pour affirmer qu’il y a une violation de la représentation lorsqu'un leader vise à incarner seul la communauté tout entière par delà ses clivages et ses divisions, plutôt qu'une vision particulière de la communauté et du bien commun.
Le césarisme transgresse assurément une norme fondamentale du gouvernement représentatif, surtout si l'aspirant à la position transcendante réussit effectivement à disqualifier ses opposants potentiels et à leur interdire l'accès à la compétition.
Mais ce n'est pas ce que nous observons dans les démocraties établies.
La personnalisation des campagnes électorales ne signifie pas l'abolition des différences entre les options offertes. Chaque orientation proposée prend temporairement une figure personnalisée, chaque parti s'identifie à son chef du moment, mais le résultat est que plusieurs chefs s'affrontent, de fait, dans la compétition.
Nadia Urbinati :
Un théoricien conservateur comme Guizot mérite d’être cité sur ce sujet. Selon lui, le gouvernement représentatif désigne une société dans laquelle les intérêts pluralistes de la société civile n’entrent pas directement dans la politique mais opèrent de façon médiée.
L’Italie est un exemple éloquent de pays dans lequel cette médiation est de plus en plus mince et à l’occasion disparaît presque complètement.
Le chef d’une corporation privée puissante (et complètement engagée dans le monde des médias)
entre dans l’arène politique et fait tout par lui-même, directement. C’est une violation de la
représentation.
La représentation est un système caractérisé par le fait qu’il est indirect et médié.
La démocratie du public, telle qu’elle est apparue en Italie, est un régime dans lequel un
intérêt corporatif crée son propre parti, ses propres médias, afin de promouvoir ses intérêts
propres.
La violation du principe représentatif a lieu quand la société civile entre le politique
directement, de façon non médiée. Le transfert direct du social (qu’il soit économique ou religieux ou culturel) au politique est une violation manifeste de la représentation.
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