La représentation trahit-elle ou accomplit-elle l’idée démocratique ?
N’est-elle au fond qu’un détournement par les élites de la souveraineté populaire ou permet-elle au contraire l’émergence d’une véritable volonté démocratique?
Nadia Urbinati et Bernard Manin en débattent dans un entretien réalisé en anglais par Hélène Landemore, à New York en avril 2007, dont voici les principaux extraits.
[À l’occasion du forum « Réinventer la démocratie » organisé en mai 2008, à la MC2 de Grenoble, La Vie des Idées proposa une sélection d’articles publiés sur son site internet sur les enjeux et les métamorphoses de la démocratie. Vous en trouverez ici la reproduction découpée en 5 articles successif, avec une présentation et des arguments mis en valeur comme il est de l'habitude de l'auteur de ce site de le faire.
Première partie : ]
Origine de la démocratie représentativeHélène Landemore :
Bernard Manin et Nadia Urbinati, vous avez tous deux écrit des livres aux titres proches, respectivement Les principes du gouvernement représentatif (Calmann- Lévy, 1995) et Representative Democracy :
Principles And Genealogy (University of Chicago Press, 2006). Mais la représentation n'est pas forcément démocratique et la démocratie n'est pas forcément représentative.
Comment ces deux concepts se sont-ils rencontrés d'un point de vue historique?
Et quand le concept de démocratie représentative apparaît-il pour la première fois ?
N. Urbinati :
Selon Gordon Wood, l'expression a été utilisée pour la première fois par Alexandre Hamilton en 1777 dans une lettre à Gouverneur Morris.
La Révolution Américaine, contrairement à la Révolution française, n’a pas fait l’expérience d’un conflit dramatique entre souveraineté populaire et représentation et a sans doute fourni le premier effort
décisif pour dissocier la démocratie des Modernes de celle des Anciens, c'est-à-dire la démocratie « représentative » de la démocratie « pure ».
Afin de marquer la séparation et d’éviter toute confusion, les leaders américains ont préférés utiliser le terme « républicain » pour caractériser leur gouvernement populaire.
En tous les cas, le terme « démocratie représentative » était utilisé de manière plus systématique au début des années 1790, en particulier par Paine, Condorcet et Sieyès.
Dans les Bases de l’ordre social (1794), Sieyès opère une distinction intéressante entre deux interprétations du gouvernement représentatif, dont une seule est démocratique même si les deux sont fondées sur le principe des élections.
Ces deux interprétations sont applicables à des territoires importants et fortement peuplés, mais la première consiste à faciliter « des rencontres partielles dans des localités diverses » tandis que la seconde consiste uniquement à « nommer des députés à une assemblée centrale ».
Ainsi, selon Sieyès, la première ne peut résulter en une « volonté générale » unique parce qu’elle donne
voix aux citoyens vivant dans les localités, semblable en cela au modèle proposé par Condorcet. Ce qui nous intéresse ici, c’est que Sieyès comprenait très bien la distinction entre différentes formes de gouvernement représentatif.
H. L. :
Bernard Manin, peut-on dire que la différence tient au fait que la démocratie représentative
est authentiquement démocratique alors que le gouvernement représentatif est, au fond, aristocratique ?
B. Manin :
Non, ce n’est pas du tout ce que je dis.
La représentation comporte bien des éléments démocratiques, en particulier, la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir n’est pas jugée satisfaisante.
Ces éléments démocratiques sont réels et importants.
Ma thèse est que la représentation ne comporte pas seulement des éléments démocratiques.
La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de
réaliser les vœux de leurs mandants.
Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-démocratiques.
C’est pourquoi je le caractérise comme une forme de gouvernement « mixte », en m’inspirant de l’idée de constitution mixte des Anciens, qui remonte à Aristote et à Polybe.
Décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain », ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes.
Le gouvernement représentatif n’a jamais été une forme simple de gouvernement.
Il a toujours été complexe et composite. En outre, au cours des dernières décennies, des institutions qui ne faisaient pas partie de l’arrangement initial se sont implantées dans un nombre de démocraties
représentatives, par exemple les cours constitutionnelles exerçant un contrôle de la constitutionnalité des lois et des agences « indépendantes » non élues.
L’essor de ces institutions a rendu le caractère mixte de nos démocraties encore plus visible.
H. L. : Vous voulez dire que les Anciens ne connaissaient aucune forme de représentation ?B. Manin :
Oui, c’est ce que je dirais. Je ne crois pas qu’on puisse voir le conseil athénien [Boulè] comme un corps représentatif. Les sources identifient l’Assemblée avec « le peuple d’Athènes », mais elles n'identifient pas la Boulè et le demos, soulignant ainsi que le Conseil n’était pas perçu comme le représentant du peuple. La Boulè était simplement une magistrature collégiale.
N. Urbinati :
Je suis d’accord. Le lieu de la représentation politique, c’est là où les lois sont faites.
En ce sens, les érudits et leaders politiques du XVIIIe siècle reconnaissaient que les Modernes avaient introduit quelque chose que les Anciens ne connaissaient pas. Peut-être la révolution constitutionnelle anglaise du XVIIe siècle a-t-elle été une étape importante dans la construction du gouvernement représentatif. Le passage de la sélection à l’élection, ou l’institution d’une compétition ouverte pour les positions législatives, a représenté un tournant crucial dans la construction de la représentation
politique. Le gouvernement représentatif exige d’être relié aux élections et d’avoir trait au pouvoir législatif. Ces deux éléments combinés nous amènent à dire que le gouvernement représentatif est le
gouvernement des Modernes.
H. L. : Quand le concept de représentation émerge-t-il ?N. Urbinati :
C’est une longue histoire. Les historiens nous disent qu’elle commence au Moyen-âge au sein de l’Eglise.
Dans ce cas aussi, la question était de résoudre le problème du lien entre centre et périphérie.
L’Eglise cherchait à représenter la communauté de toute la Chrétienté.
La représentation était utilisée comme une manière d’unifier le peuple ou de relier le vaste corps des croyants.
Au Moyen Âge fut avancée l’inscription de la règle du contrat dans la loi publique. Les communautés religieuses et laïques acceptèrent toutes deux que la décision portant sur la nomination au pouvoir soit régulée par la loi publique et, comme l’écrit Otto Gierke, cette nomination impliquait que tout pouvoir de type politique devait « représenter » la communauté tout entière. Cependant Scipione Maffei écrit dans une étude comparative et historique sur les formes républicaines de gouvernement datant de 1736 que les Romains pratiquaient [déjà] la représentation afin de donner voix aux nombreuses nations de l’empire. Il fait référence à Tacite qui, dans sa Germania, décrit les formes de représentation et les institutions parlementaires utilisées par les tribus Germaniques afin d’exprimer leurs revendications auprès du Sénat romain. La représentation était dans ce cas une manière de relier les diverses parties du vaste territoire de la république par une sorte de système fédéral.
B. Manin :
Les origines de la représentation sont sans aucun doute à chercher au Moyen Âge, dans le cadre de l’Eglise et celui des villes dans leur relation au roi ou à l’empereur. L’idée était d’envoyer des délégués ayant pouvoir de lier ceux qui les envoyaient. C’est là que se trouve l’origine de la représentation. Une communauté donnée déléguait des membres ayant le pouvoir de lier ceux qui les avaient nommés. C’est le cœur de la notion de représentation. Ensuite la technique a été transférée à d’autres contextes et utilisées à d’autres fins.
N. Urbinati : Il y avait aussi des pratiques et des institutions privées, comme chez les avocats ou les juristes.
H. L. : Quel est le rôle de Hobbes dans cette histoire?
N. Urbinati :
Hobbes a utilisé la stratégie de la représentation d’une manière nouvelle et importante afin de créer l’état souverain.
La représentation est pour lui un moyen de légitimer le souverain absolu tout en retirant du pouvoir au peuple, qui n’est que sujet.
C’est une manière intéressante de légitimer l’autorité politique tout en ôtant du pouvoir au peuple.
La représentation est une fiction qui crée le souverain absolu.
B. Manin :
Hobbes articule peut-être avec une rigueur particulière l’idée d’une autorité souveraine qui agit à la place et au nom des sujets. Cependant le fait que la théorie de Hobbes soit particulièrement frappante pour nous n’est pas la preuve qu’elle ait eu un impact majeur dans les développements historiques réels. Comme Nadia et moi venons juste de le faire remarquer, les institutions et techniques représentatives précèdent largement Hobbes.
Remarquons également que Hobbes ne mentionne pas du tout les élections comme méthode de désignation de l’autorité souveraine.
Pour ce qui est de la représentation, il est certain que Sieyès a lu Hobbes et l'a utilisé afin d’articuler et justifier certaines de ses idées sur le gouvernement.
Mais je ne crois pas que l’on puisse trouver un tel recours à Hobbes chez les Pères Fondateurs américains. Chercher des idées hobbesiennes chez les révolutionnaires américains et les fondateurs de la Constitution américaine paraît une entreprise compliquée, à tout le moins.
N. Urbinati :
Skinner insiste sur le rôle de Hobbes dans la création du système représentatif dans une fonction anti-républicaine. [donc anti-populaire]
Pourtant Hobbes n’utilise pas la représentation comme institution politique ou comme une manière de créer un gouvernement qui est relié aux opinions du peuple et est en ce sens réactif et limité.
Nous devrions dissocier la représentation politique de cette tradition, qui était une manière de conférer au souverain un pouvoir absolu, pas de créer un gouvernement axé sur le consentement du peuple.
Le XVIIIe siècle est plus intéressant pour observer les différentes voies empruntées par cette idée de démocratie représentative.
Je pense que le cas américain est très intéressant. Les fondateurs Américains ont organisé la représentation dans la pratique plutôt que dans la théorie.
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