Pour une démocratie directe locale

Face à la mutation sociétale en cours : l'élévation de nos démocraties

La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? (04)

La démocratie représentative est-elle en crise ?

Hélène Landemore :

B. Manin, selon N. Urbinati, vous niez qu’il y ait une crise de la représentation.
D’un autre côté, vous parlez des différentes crises de la représentation comme autant d’étapes dans la métamorphose de la représentation.
Donc est-ce que l’actuelle « crise de la représentation » dont parlent les médias est juste une illusion de perspective ?
Juste une nouvelle métamorphose ?

Bernard Manin :

Pour que la notion de crise soit utile à l'analyse, il faut ne l'employer que sous certaines conditions.

Il faut, en particulier, que des événements ou développements attestés paraissent pour quelque raison
incompatibles avec les caractères constitutifs de l'objet considéré, menaçant potentiellement sa survie.


Faute d`une telle exigence, les diagnostics de crise deviennent des lieux communs de faible valeur informative.

Tout changement dans un domaine donné, et en particulier toute évolution encore peu étudiée et, du
coup, mal comprise, donnent alors matière à une déclaration de crise.


Deux facteurs nourrissent, en outre, la
prolifération des diagnostics de crise :
  • - d'une part, la propension répandue à idéaliser le passé,
  • - et d'autre part, le fait que l'annonce d'une crise dans une activité quelconque est plus susceptible d'attirer l'attention des éditeurs et des lecteurs, même académiques, que l'analyse du cours de cette activité.
Les conditions requises pour justifier le diagnostic d'une crise du système représentatif ne me paraissent pas satisfaites.

Ici, les deux indicateurs les plus sérieux d’une éventuelle crise sont :

  • - d’une part la baisse du taux de participation électorale,
  • - et d’autre part le relatif discrédit affectant le personnel politique.
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion technique de ces indicateurs. On peut
noter, toutefois, que leur analyse fait toujours l'objet de discussions parmi les spécialistes.
Et surtout, les raisons pour lesquelles les développements reflétés par ces indicateurs seraient incompatibles avec la constitution du gouvernement représentatif n'apparaissent pas clairement.

Dans son étude magistrale de l'ensemble des démocraties établies, Mark Franklin montre, par exemple, que la participation électorale a baissé depuis 1945(3). Il souligne, cependant, que cette
baisse est limitée et qu'on pourrait aussi bien se demander pourquoi la participation a aussi peu changé.
Sa propre théorie s'efforce de répondre aux deux questions.
Mais Franklin montre surtout que cette baisse ne constitue qu'une moyenne sur l'ensemble des élections tenues dans chacun des pays. Le phénomène central est que la participation fluctue en fonction du
caractère particulier de chaque élection.
Le nombre des votants augmente, parfois de façon massive, lorsque l'élection est perçue comme importante et très disputée.
Les récentes élections françaises en offrent une illustration spectaculaire, mais le phénomène de la fluctuation se retrouve dans toutes les démocraties. On ne voit pas pourquoi le fait que les électeurs se mobilisent surtout lorsque l'enjeu d'une élection leur paraît important et que les résultats s'annoncent serrés serait incompatible avec le fonctionnement du système représentatif.

Plusieurs travaux montrent d'autre part que les citoyens déclarant leur faible confiance dans le personnel politique ne se retirent pas dans l’apathie politique et le désintérêt. Ils sont au
contraire plus susceptibles que la moyenne de s'engager dans des formes de participation politique diverses, non électorales comme électorales(4).

La viabilité du système représentatif serait sans doute menacée si les citoyens cessaient systématiquement de lui porter intérêt et de prendre part aux différentes formes d'action politique qu'il leur offre.

Tel ne semble pas être le cas. Le tableau qui se dessine est plutôt celui d'un changement dans le rythme et les modalités de l'engagement politique. Rien n'indique que le système soit incapable de
s'adapter à de telles évolutions. Les institutions représentatives ont déjà fait la preuve de leur adaptabilité.

Que les agencements établis au XVIIIe siècle aient survécu aux dislocations sociales engendrées par la révolution industrielle, servant même à pacifier le conflit de classe et à intégrer la classe
ouvrière au système politique, en fournit l'illustration la plus impressionnante.

Cette capacité d’adaptation n'est pas seulement un fait d'expérience, on peut en discerner les raisons.

  • - D’une part, comme nous le notions, le système est composite, formé de plusieurs éléments entre lesquels les relations ne sont pas rigoureusement fixées. Ainsi, le dispositif confère l'autorité de décider aux élus seuls.
  • -Mais il établit aussi la liberté de manifester opinions et revendications à tout moment.
Le poids que les élus doivent donner à ces manifestations n’est pas rigidement déterminé.
Cette marge d'indétermination rend les ajustements possibles. D’autre part, le système rend visibles les insatisfactions qu’il engendre lui-même. Il donne aussi des incitations à y remédier du fait de la
compétition électorale.

Ainsi, la liberté d’information et d’expression des opinions fait que nous avons connaissance du discrédit relatif dont les hommes politiques sont l’objet. Ceux-ci en ont connaissance également. Et la perspective de voir surgir des compétiteurs qui ne soient pas victimes de ce discrédit pousse à chercher des antidotes.

Le gouvernement représentatif comporte ainsi des mécanismes d'auto-régulation et même d'auto-transformation. Compte-tenu des capacités de transformation du gouvernement représentatif, nous
devrions être assez exigeants sur les critères permettant de le déclarer en crise.



H. L. : Est-ce que des émeutes en banlieue ne représentent pas un critère suffisant d’une crise de la représentation ?

B. Manin :

Les émeutes dans les banlieues sont évidemment la marque d’un échec. Mais pourquoi considérer cet échec comme le signe d'une crise de la représentation ? D'abord, ces émeutes sont propres à la France et n'affectent pas toutes les démocraties représentatives. En outre il faut distinguer un système de gouvernement des politiques particulières qu'il produit dans tel ou tel domaine. La France a certainement échoué, jusqu'ici, à intégrer les habitants de ses banlieues à l'ensemble de la vie sociale, économique et politique du pays. Il ne s'ensuit pas que le système français de gouvernement soit défectueux. La conclusion est plutôt que les politiques suivies dans ce domaine n'étaient pas les
bonnes. Plus largement cependant, l'éruption de désordres publics n'est pas nécessairement le pire des maux. Tout dépend de la réponse qui leur est apportée, ainsi que de leur gravité. Dans certaines limites, des désordres peuvent aussi constituer une incitation pressante à résoudre des problèmes ou des injustices particulièrement récalcitrants.
Machiavel arguait déjà que les dissensions entre la plèbe et le patriciat, et les troubles qui en avaient résulté, n'avaient pas causé la ruine de Rome, mais avaient plutôt contribué à la longévité et à l'équilibre de la République en contraignant les patriciens à soulager les griefs de la plèbe.


Nadia Urbinati :
On peut parler d’un court-circuit du système.

La distance entre le pays « légal » et le pays « réel » — le signe de ce que nous percevons comme un manque d’adhésion sympathique entre institutions représentatives et citoyens — peut être une manière pour le système d’opérer une sorte d’auto-ajustement, comme une sorte d’auto-médication.

Selon Machiavel, les émeutes ou, de manière plus pertinente dans son cas, les soulèvements populaires, doivent être interprétés comme une impulsion ou un stimulus poussant à la revitalisation et au changement politique.

Dans les démocraties représentatives mûres d’aujourd’hui, le manque
d’imagination au regard des réformes à mettre en place pour traiter les
problèmes urgents peut être délétère.

Ce qui selon moi est un problème urgent, c’est la « démocratie du public », cette forme modernisée de populisme.
B. Manin a raison d’un point de vue descriptif de diagnostiquer le passage de la démocratie de partis à la démocratie du public.


- Mais est-il possible d’être purement descriptif quand on diagnostique ce phénomène ?
- La démocratie du public n’est-elle pas plutôt une violation du gouvernement représentatif ?

Selon moi cette nouvelle forme de césarisme ou de populisme est une violation de la démocratie représentative.

Une identification non critique des masses à un leader élu grâce à une campagne qu’il a manipulée avec la complicité active du système médiatique est toujours une violation des principes de la démocratie représentative.
L’avènement de la démocratie du public est davantage un problème selon moi que les émeutes. C’est un déni du caractère indirect de la politique démocratique et du pluralisme politique.


(3) Voir Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies since 1945, Cambridge University Press, 2004.

(4) Voir, entre autres, Pippa Norris, Democratic Phoenix: Reinventing Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002


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