Pour une démocratie directe locale

Face à la mutation sociétale en cours : l'élévation de nos démocraties

La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? (03)

La démocratie représentative est-elle élitiste ?

Hélène Landemore :

Bernard Manin, vous montrez dans votre livre un processus de démocratisation du
gouvernement représentatif.

On passe ainsi selon vous de la démocratie parlementaire du XVIIIe siècle à la démocratie de partis de la fin du XIXe siècle et du début XXe à la démocratie du public d’aujourd’hui.

Mais au bout du compte le gouvernement représentatif, même démocratisé, est toujours un régime partiellement élitiste. C’est un régime mixte.
Pour vous, Nadia Urbinati, le modèle représentatif de la démocratie n’implique pas cet élément élitiste.
En ce sens la démocratie représentative peut être opposée au modèle de la démocratie « électorale », qui présente selon vous une dimension élitiste. Est-ce correct ?

Nadia Urbinati :
(riant) : Bernard est plus élitiste que moi.

Bernard Manin :

Selon moi, les élites jouent en effet un rôle important dans le gouvernement représentatif.

C’est le cas parce que les élections sélectionnent nécessairement des individus dotés de caractéristiques peu communes qui sont valorisées positivement par les électeurs.

Un candidat qui ne se distinguerait pas par certains traits favorablement jugés ne pourrait pas gagner une compétition électorale.

Cela dit, la méthode élective ne détermine pas le contenu particulier des caractéristiques distinctives et jugées positivement qui font que les candidats sont élus. De telles caractéristiques sont déterminées par les préférences des électeurs, c’est-à-dire par les citoyens ordinaires. Les électeurs choisissent les qualités distinctives qu’ils veulent trouver dans leurs représentants. Ces qualités peuvent consister en une quantité de choses, y compris en une capacité exceptionnelle à exprimer et à diffuser une opinion politique donnée. Même dans ce cas nous avons toujours affaire à des élites, au sens où ces personnes qui sont exceptionnellement capables de défendre une opinion possèdent un talent que n’ont pas la plupart des gens partageant la même opinion. C’est la signification que j’attache au terme « élites ».


Je ne pense pas cependant que les arguments que je viens d’avancer équivaillent à une position élitiste.
L’élitisme en tant que position normative affirme qu’il est désirable que des gens qui sont objectivement supérieurs aux autres occupent des positions supérieures. Ma théorie de la représentation n’implique pas
une telle position.
D’abord, je ne défends pas l’idée que les élections sélectionnent des candidats objectivement supérieurs à leurs électeurs.
L’argument que j’avance est que les élections sélectionnent des candidats dotés des caractéristiques subjectivement valorisées, à tort ou à raison, par les électeurs.

Deuxièmement, je n’avance pas d’arguments sur la question de savoir s’il est désirable ou pas que les
positions de pouvoir aillent à des personnes possédant des traits distinctifs et valorisés par leurs concitoyens. J’établis principalement qu’un tel résultat est un trait nécessaire des systèmes représentatifs. Je soutiens, il est vrai, l’idée que ces systèmes sont cohérents avec le principe normatif selon lequel le pouvoir politique doit provenir du consentement libre de ceux sur lesquels il est exercé.
C’est le cas aussi longtemps que les électeurs ont la possibilité effective de choisir les traits distinctifs de leurs représentants.
Mais je ne vais pas au delà de cet argument limité. Une perspective normative plus ambitieuse aurait requis un argument long et complexe étant donné le mélange étroit des dimensions égalitaires et non-égalitaires dans la représentation. J’ai décidé qu’un tel argument
était au delà des limites de mon projet et de mes capacités. Ainsi, en résumé, mon argument sur les élites est positif, pas normatif. On peut très bien reconnaître l’importance de fait des élites sans pour autant prendre partie pour l’élitisme comme valeur.


H.L. :
N. Urbinati, à supposer que B. Manin ait raison sur le fait que le gouvernement représentatif est, d’un point de vue descriptif et objectif, toujours partiellement élitiste, même aujourd’hui, et à supposer que vous ayez raison sur le fait que, d’un point de vue normatif, cela ne devrait pas être le cas, avons-nous alors jamais fait l’expérience de ce qu’est la vraie démocratie représentative ?

N. Urbinati :

Pas exactement. Quand vous lisez le dernier chapitre du livre de B. Manin, vous lisez que l’on ne peut pas parler d’une crise de la représentation parce que la représentation a été instituée dès le début afin de contenir plutôt que réaliser la démocratie.

Comment pourrions-nous exiger de nos gouvernements qu’ils agissent d’une certaine manière (démocratique), s’ils n’ont pas été conçus pour cela ?


En ce sens il est futile de parler d’une « crise de la représentation. » Pourtant il y a des moments lors desquels nous sentons une déconnexion entre nous et nos représentants.

Est-ce que cette tension fait partie de la signification du gouvernement représentatif ?
C’est un fait qu’il y a des moments où nous sentons, ou pensons, ou écrivons que cette déconnexion existe.
Pourquoi cela ?

Même s’il ne peut pas être mesuré ou quantifié, ce sentiment de déconnexion, ou de violation, ou de manque de représentativité, est bien réel. Ce qui m’intéresse est la démocraticité [sic] de la représentation.

S’il est vrai que la démocratie représentative a à voir avec le jugement du peuple plutôt que la volonté du peuple, alors afin d’avoir un gouvernement plus démocratique, vous avez besoin de davantage que simplement de systèmes électoraux ou de systèmes de partis.

Ce qui est sûr c’est que vous avez besoin d’être attentif à la qualité des systèmes d’information (parce que le jugement est ce qui caractérise la présence du peuple dans un gouvernement indirect ou représentatif).
L’information est très importante dans un système dans lequel l’aspect indirect et médié est si important, dans lequel nous recevons toutes nos données sous forme d’information pré-digérée et où rien n’est de première main ou face à face. Nous n’avons pas d’instrument pour passer
un jugement compétent indépendamment des médias.

Donc c’est vrai que :

- les questions de l’argent privé dans les campagnes,
- de l’indépendance des médias,
- et du pluralisme,

sont de réels problèmes parce qu’ils peuvent entraîner une violation de l’égalité de participation dans le système.

Il y a donc des réformes à mener sur ces questions si nous voulons être plus en accord avec un système représentatif.



La démocratie représentative n’est certainement pas moins démocratique que la démocratie directe.

Paine avait raison de dire que la démocratie représentative surpasse la démocratie directe.

En démocratie directe, chaque citoyen est là pour lui-même ou elle-même, et il est difficile de créer un lien entre les individus et les institutions.

Mais dans un gouvernement représentatif, le Parlement et les institutions sont toujours connectés au peuple de façon médiée.

La deuxième chose que la représentation rend possible est la stabilité de la démocratie.

Paine disait que la démocratie représentative est supérieure à la démocratie directe par cet aspect
également.

Dans la démocratie directe les assemblées sont le lieu d’une confrontation directe entre les citoyens individuels.
Cela peut rapidement donner lieu à des conflits ou des situations où seule la majorité dirige sans aucune contrainte, ou bien encore une situation dans laquelle des factions et des pouvoirs forts dirigent. La médiation est un bon remède. Mais elle demande à être régulée.


J’aimerais ajouter une dernière chose sur le caractère démocratique de la représentation.

La représentation dénote à la fois un pouvoir positif et actualisant et un pouvoir négatif, de contrôle.

Elle assure que les citoyens peuvent compter sur un point d’appui à la fois pour faire avancer leurs revendications et résister aux tendances du pouvoir en place.
En tant qu’institution remplissant une fonction législative (faisant des lois qui doivent être obéies), la représentation en démocratie moderne est intrinsèquement corrélée avec la voix [voice] comme moyen d’exercer le pouvoir et de le contrôler (la voix des citoyens et de leur représentants élus).



A l’inverse, en démocratie représentative, l’exclusion politique pour un individu se traduit principalement par le fait de n’être pas écouté parce que sa voix n’est pas comptabilisée de manière proportionnelle ou/et parce que l’individu n’est pas assez fort pour être entendu.

C’est pourquoi en démocratie représentative l’inclusion dans le demos n’est pas une garantie suffisante que les inclus auront tous la même influence politique.
La raison en est qu’en démocratie la participation, directe ou indirecte, est structurellement volontaire. Ceci rend compte du fait que les représentants sont des délibérateurs politiques qui, au contraire des juges, ne sont ni impartiaux ni obligés d’écouter toutes les parties. En effet, ils peuvent choisir d’ignorer les « voix » des autres à l’assemblée, même si cela peut entraîner une désapprobation morale.


Démosthène pensait que c’était vrai des citoyens démocratiques en général et se plaignait de ce que l’un des principaux problèmes de la délibération politique était que les Athéniens « n’écoutent même pas les autres » à l’assemblée.

Et John Stuart Mill reconnaissait de façon explicite dans ses discours parlementaires le fossé entre voix politique (le suffrage) et influence politique (la capacité à être entendu) de sorte que, dans sa défense du
suffrage politique pour les classes ouvrières, il reconnaissait que cela ne les aiderait pas beaucoup d’avoir des avocats à l’assemblée si ces avocats étaient en petit nombre.
Pour cette raison, il voyait la nécessité pour les classes ouvrières d’avoir, en plus du suffrage, une voix influente et en fait de beaucoup de voix, si possible pas trop éparpillées ou isolées.

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