Principes de la démocratie représentative
Hélène Landemore :
Vous décrivez tous les deux différents principes pour caractériser respectivement le gouvernement représentatif et la démocratie représentative.
Quels sont ces principes ?
Enquoi et pourquoi sont-ils différents ?
Bernard Manin : Mon livre porte essentiellement sur la question des arrangements institutionnels concrets.
J’appelle, ces arrangements institutionnels, principes parce qu’ils se sont avérés stables au cours du temps.
Mais par principes je n’entends pas des propositions abstraites, encore moins des idéaux et des valeurs.
Mon approche est positive et analytique. Une telle perspective, je l’admets, a ses limites. Je l’ai adoptée dans l’intérêt de la maniabilité du projet.
J’identifie quatre arrangements institutionnels qui sont restés inchangés depuis l’instauration des systèmes représentatifs.
1/ Ceux qui gouvernent sont choisis par des élections qui ont lieu à intervalles réguliers.
Ce n’est pas simplement le fait que les gouvernants soient élus qui caractérise
le gouvernement représentatif, mais
le fait que les élections reviennent à intervalles réguliers.
Dans sa célèbre définition de la démocratie, Schumpeter oublie de mentionner le caractère récurrent des compétitions électorales(1).
Le fait que les élections sont répétées a pourtant des conséquences capitales.
Pendant qu'ils sont au pouvoir, les gouvernants ont une incitation à anticiper le jugement rétrospectif que les électeurs vont porter sur leurs actions à la fin de leur mandat.
Ainsi les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu'ils font pendant qu'ils sont au pouvoir.
Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires.
Il est remarquable que dans sa définition Schumpeter ne fasse aucunement mention de l'obligation de rendre des comptes (accountability). Nous observons ici avec une clarté particulière la combinaison d’éléments démocratiques et d’éléments non démocratiques.
(1) Pour Schumpeter, la démocratie se définit comme un mode de désignation, par les élections, des gouvernants.
2/ Ceux qui sont au pouvoir disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques pendant qu’ils sont en fonction.
Ni les vœux de leurs mandants ni les programmes qu’ils leur ont proposés ne les contraignent de façon stricte.
Remarquons que cet arrangement permet aux voeux des électeurs d’avoir une certaine influence sur les actions des représentants élus. Il dispose seulement que la correspondance rigoureuse entre les deux n’est pas obligatoire.
3/ Le troisième principe est ce que j’appelle « liberté de l’opinion ».
Quoique les représentants aient une certaine liberté de manœuvre dans leurs actes, le peuple ou une partie du peuple conservent pour leur part le droit d’exprimer opinions et griefs, et de faire valoir à tout
moment ses revendications auprès des représentants en fonction.
Même Burke, l’un des opposants les plus fervents au principe du mandat impératif, insiste, dans la Troisième lettre sur une paix régicide [1796-1797] sur l’idée que le peuple garde à tout moment le droit
d’exprimer ses vues et désirs « sans autorité absolue mais non sans un certain poids » (without absolute authority, but with weight).
On trouve la même idée dans la dernière clause du Premier Amendement de la Constitution Américaine. Cette clause consacre le « droit des citoyens à s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au
gouvernement pour le redressement de leurs griefs ».
Le gouvernement représentatif n’a jamais été un système dans lequel les citoyens élisent leurs représentants à intervalles réguliers et ensuite se tiennent cois dans l’intervalle.
C’est encore un point que Schumpeter et ses successeurs n’ont pas vu (2).
(2) B. Manin développe ce point plus longuement dans le post-scriptum » à la traduction allemande de son livre.
Voir « Publikumsdemokratie revisited. Nachwort zur deutschen Ausgabe », Kritik der repräsentativen Demokratie, Matthes & Seitz, Berlin, 2007.
4/ Le dernier principe est que les décisions publiques sont soumises à « l'épreuve de la discussion ».
Dire que les décisions publiques sont soumises à « l'épreuve de la discussion » ne revient pas, et j’y insiste, à caractériser le gouvernement représentatif comme un gouvernement par la discussion.
La discussion n’est pas une procédure de décision. C’est une méthode pour mettre à l’épreuve, examiner, et tester les décisions publiques.
Voilà les quatre principes du gouvernement représentatif.
Nadia Urbinati :
Aux quatre principes décrits par Bernard, que j’accepte, j’en ajouterais d’autres.Je pense que la démocratie (ou, pour le dire mieux, la transformation démocratique des institutions représentatives par le suffrage universel) introduit quelque chose d’intéressant.
Par démocratie je veux dire ici le suffrage universel, incluant les adultes hommes et femmes, et aussi la spécialisation et la pluralisation de la société civile — tout ce que nous appelons aujourd’hui la société démocratique.
La démocratie en ce sens large introduit deux éléments essentiels.
L’un est le moment de la plaidoirie (advocacy) — qui a à voir avec le troisième des quatre points de Bernard.
L’autre est celui de la représentativité.
En ce qui concerne le moment de la plaidoirie, la représentation a besoin d’être corrélée avec la société civile à travers des formes associatives de politique telles que les parties ou les associations politiques, c'est-à-dire des formes agrégatives capables d’exprimer des revendications et de sonder [survey] la dimension institutionnelle tout en restant en contact avec le public.
Bien entendu la plaidoirie est une forme de politique informelle, une politique faite d’influences et de jugement public plus que d’une volonté officielle. Mais c’est un aspect très important et qui souligne le fait que la représentation, ce n’est pas juste faire en sorte que les citoyens votent pour des candidats individuels. C’est aussi faire en sorte qu’ils aient une voix entre les élections. Les partis et les associations ont rendu possible cette fonction de plaidoirie.
L’autre élément est la représentativité de la représentation.
La représentation n’est pas une substitution, mais une manière de s’identifier avec.
Quand je vote, je fais en réalité deux choses :
je sélectionne quelqu’un pour l’envoyer à l’assemblée (pour former une majorité) mais j’exprime aussi ma préférence pour quelqu’un dont les idées ou les valeurs ou les propositions sont proches des miennes. Je ne choisis pas un bureaucrate compétent ou un expert, parce que le métier d’un législateur n’est pas comme celui d’un bureaucrate ou d’un magistrat (ce métier n’est ni impartial, ni neutre, bien que faire des lois implique de passer des jugements qui ont l’intérêt général comme prémisse de départ).
Je choisis quelqu’un de proche de mes propres positions, parce que j’ai des idées sur la manière dont les lois peuvent être améliorées ou changées ou sur la politique à poursuivre.
Le choix d’un représentant, c’est assez comme le choix que fait un représentant qui délibère à l’Assemblée. Cette représentativité, je l’appelle voisinage d’idées et d’idéologie.
La représentativité est aussi importante pour ce qu’elle fait à l’intérieur de l’assemblée, où les législateurs doivent opérer en tant que membres du cadre délibératif tout en étant en contact avec l’en dehors du Parlement.
Sans ces différences d’idées entre représentants ou le pluralisme idéologique, l’Assemblée reflèterait simplement les vues personnelles des législateurs sans corrélation avec la société civile.
Les représentants ne représenteraient qu’eux-mêmes.
Une telle Assemblée serait une imitation de la démocratie directe (à la différence cruciale que, dans ce cas, elle s’appliquerait uniquement au petit nombre des élus).
Mais la représentation n’est pas la démocratie directe.
La construction des partis et des associations est importante, je dirais même essentielle, pour le gouvernement représentatif.
L’assemblée n’est pas une liste de délégués individuels, mais un corps collectif de représentants, c’est-à-dire des individus pris dans des séparations/alliances idéologiques qui participent ensemble à la prise de décisions publiques.
Pour cette raison, la représentation politique est une violation complète du privé comme forme de représentation juridique.
Le représentant n’est pas élu juste pour moi comme personne privée, mais pour moi comme part égale du démos, c’est à dire comme citoyen.
La représentation politique est en réalité une violation de la représentation parce qu’elle exclut le mandat impératif :
- je ne peux pas renvoyer le représentant comme je le souhaite même lorsqu’il ou elle dit ou fait des choses que je désapprouve personnellement.
Mais les partis et l’intérêt général sont liés de manière intéressante dans l’assemblée représentative et peuvent exercer un certain contrôle (informel) afin de rendre possible un mandat politique.
Une analyse des partis politiques serait nécessaire à ce stade. Disons juste qu’un parti n’est pas la même chose qu’une faction, pour utiliser une expression que Machiavel est le premier à avoir formulée avec soin.
Les partis sont une façon de connecter l’intérêt particulier et l’intérêt général, alors que les factions ne cherchent qu’à s’approprier l’intérêt général pour satisfaire des intérêts privés et remplacer l’un par les autres.
H. L. : Diriez-vous alors que la représentation n’est pas l’alternative inférieure (second best) à la démocratie directe ?
B. Manin : Exactement. Sur ce point, Nadia et moi sommes absolument d’accord.
La démocratie représentative n’est pas la démocratie directe en moins bien.
C’est un système différent. Selon moi, la démocratie, directe ou indirecte, est une forme de gouvernement simple, alors que la démocratie représentative est une forme mixte impliquant une pluralité d’éléments.
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