Pour une démocratie directe locale

Face à la mutation sociétale en cours : l'élévation de nos démocraties

La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? (06)

La représentation des minorités

Hélène Landemore : Certaines personnes(5) ont proposé de nouvelles manières d’assurer une meilleure représentativité des assemblées démocratiques, par exemple par l’introduction d’échantillonnage aléatoire ou de tirages au sort. Que pensez-vous de ces propositions ?

Nadia Urbinati :
Je suis sceptique et critique à l’égard de ces idées, et particulièrement à l’égard de l’idée des forums délibératifs composés de citoyens sélectionnés par échantillonnage aléatoire. Ces citoyens sont en fait
sélectionnés comme membres d’une classe de personnes (caractérisées par leur âge, leurs revenus ou leur sexe) comme si les individus étaient le reflet de leur groupe d’appartenance. Je ne comprends pas le but de ces pratiques.


Hélène Landemore :
Et si le but était simplement de corriger un déséquilibre objectif, comme la sous-représentation des femmes dans les assemblées démocratiques ?
L’idée est qu’un échantillonnage aléatoire produirait des assemblées dont la composition serait plus proche de la composition réelle de la population que celle produite par les systèmes représentatifs existants.


Nadia Urbinati :
En théorie, je suis contre les quotas, pour deux raisons.
  • - D’abord, parce que les quotas représentent une violation des principes de base de la citoyenneté démocratique (liberté égale)
  • - et deuxièmement parce qu’ils représentent des mesures exceptionnelles prises pour protéger une minorité (par exemple une minorité ethnique) du risque d’être absorbée par la majorité.
Mais les femmes ne sont pas une minorité à protéger.

Le manque de présence représentative des femmes n’est pas le fait d’une majorité forte qui doit être contrôlée mais celui d’une majorité qui est partiale et qui n’est pas inclusive de la majorité dans son
ensemble.

Bien que les quotas ne soient peut-être pas la meilleure solution, il peut parfois être nécessaire de transgresser les principes quand il s’agit de redresser une injustice flagrante (c’est ce qui s’est passé
avec les politiques de discrimination positive).

L’absence de femmes dans les listes de candidats et au Parlement est une forme d’injustice même si elle ne contredit aucun principe constitutionnel.

Comme je l’ai dit auparavant, un élément essentiel de la représentation politique est la présence informelle et indirecte par l’intermédiaire des idées et de la voix. C’est à cette dimension que nous devons prêter attention lorsque nous affirmons que les femmes devraient être présentes dans les lieux où les programmes politiques sont faits
De plus, un Parlement qui est seulement un Parlement masculin est, vu de l’extérieur, si évidemment non-représentatif !

Imaginez un pays où le Parlement serait essentiellement composé de femmes.
Ne pensez-vous pas que les citoyens (les citoyens hommes) questionneraient sa représentativité et l’accuseraient d’être biaisé en faveur des femmes ?
Il est vrai que puisque ce sont les idées et non les personnes qui importent pour la représentation, les femmes peuvent bien être représentées par les hommes.
Et il est possible qu’augmenter le nombre de femmes au Parlement ne changerait rien à la qualité de la politique.
Mais est-ce que nous savons seulement de quoi aurait l’air la politique d’un Parlement composé pour moitié de femmes ? Il est difficile de généraliser sans l’appui de l’expérience.

En tous cas, bien que je puisse m’identifier aux idées des représentants masculins, je ne doute pas que les idées sont un cocktail que les hommes et les femmes concoctent à travers leur vie sociale
quotidienne. Aussi, plutôt que des quotas, je pense qu’il serait plus approprié d’adopter une politique des 50%. Chaque liste de candidats devrait être composé d’une double liste, de façon à avoir le même
nombre de candidats hommes et femmes. Cela donnerait une vraie liberté de choix et on n’aurait pas besoin d’imposer des quotas.


Bernard Manin :
Je ne suis pas hostile à l'expérimentation institutionnelle. Et la flexibilité du gouvernement représentatif permet d'introduire des dispositifs complémentaires.

Quant au déséquilibre dans la composition des assemblées représentatives, il est sans doute indésirable. Mais cela ne tient pas à ce que chacune des catégories composant la population ne pourrait
être convenablement représentée que par ses membres.

Ce serait là le principe de la représentation-miroir contre lequel le gouvernement représentatif s'est explicitement établi, aux Etats-Unis en particulier.

Ce n'est pas à l'architecte institutionnel qu'il appartient de choisir par qui doivent être
représentés les femmes ou les descendants des immigrés, c'est à eux-mêmes.


Le défaut tient plutôt à ce qu'un écart important, stable et se maintenant sur la longue durée entre la composition de l'assemblée et la composition de la population est un indice que certaines catégories de la population sont très probablement victimes de handicaps résistants dans l'accès à la candidature.

On ne voit pas ce qui pourrait expliquer une proportion constamment minuscule de femmes dans les assemblées, sinon les obstacles, matériels ou culturels, que rencontrent les femmes désirant se porter candidates.
Il y a là, comme le dit justement Nadia, une violation de l'égalité politique fondamentale.

La solution ne consiste pas à établir des quotas permanents, mais d'abord à identifier les causes de ces handicaps résistants, ensuite à y apporter remède par des mesures sociales appropriées (rendant, par
exemple, la carrière politique plus compatible avec la maternité).


Enfin, si l'on trouve que ces handicaps tiennent à des causes culturelles et des préjugés, on peut avoir recours à des dispositions incitatives, voire contraignantes. Mais il est préférable que ces dispositions
soient temporaires (jusqu'à la disparition des préjugés), car elles contreviennent tout de même à l'égale liberté de choisir ses représentants.


Un handicap structurel méritant une attention particulière concerne cependant, non pas des catégories socio-démographiques, mais ceux que l'on appelle « les challengers » dans une élection. Dans plusieurs
démocraties, les élus sortants bénéficient d'avantages divers (de ressources, en particulier) lorsqu'ils se présentent à la réélection.
Les avantages des sortants font évidemment les handicaps des challengers. Une telle configuration est doublement
défectueuse.
D'une part, elle contrevient, comme les handicaps précédents, au principe de l'égale liberté de choisir ses représentants. D'autre part, elle entrave le renouvellement du personnel politique, contribuant
ainsi à nourrir l'image d'une classe politique fermée, se perpétuant au pouvoir contre vents et marées.


(5) Par exemple James Fishkin et ses « sondages délibératifs » (deliberative polling) qui consistent à former des mini-assemblées citoyennes ou forums délibératifs à partir de tirage au sort au sein de l’ensemble de la
population. Ces mini-assemblées n’ont qu’un rôle consultatif dans le modèle de Fishkin mais on pourrait envisager de créer une assemblée générale à pouvoir décisionnel constituée sur le même principe. Pour
une illustration des « deliberative polling », voir le site du « Center for Deliberative Democracy » :
http://cdd.stanford.edu/polls/docs/summary/ Voir aussi l’ouvrage de Bruce Ackerman et James Fishkin, Deliberation Day (2004), qui reprend en partie les propositions de Fishkin.

Traduit de l’anglais par Hélène Landemore en collaboration avec Bernard Manin.

Aller plus loin :

La page personnelle de Nadia Urbinati :

La page personnelle de Bernard Manin :

Texte paru dans laviedesidees.fr, le 7 mars 2008


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