Pour une démocratie directe locale
Face à la mutation sociétale en cours : l'élévation de nos démocraties
: Hansen- love over-blog
: Professeur de philosophie, à IPESUP. Directrice de collection chez Belin et chez Hatier.Co-auteur de : Philosophie,anthologie (Belin) et Philosophie de A à Z (Hatier). Auteur de : "Cours particulier de philosophie" et "La philosophie comme un roman" (Hermann)
"Je laisse chacun vivre selon sa complexion, et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu’ils croient être leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité ».
Spinoza, Lettre XXX à Oldenburg,1685.
« Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question ». Sans aller aussi loin que Rousseau dans cette fameuse apostrophe du second Discours, je prendrai ici le parti de m’en tenir – pour l’essentiel – à des considérations d’ordre théorique. Elles concernent l’aptitude – ou l’incapacité – des philosophes à exercer une forme de pouvoir soit directement (c’est la fameuse hypothèse du roi-philosophe), soit en conseillant les Princes, soit en leur opposant une quelconque résistance. Non que je veuille passer sous silence certains des épisodes les plus emblématiques des noces éphémères de la philosophie et de la politique: on évoquera brièvement pour mémoire les expéditions de Platon ( -388, -366 et -361) en Sicile, les mésaventures de Sénèque, conseiller malheureux de Caligula, puis de Néron (de 54 à 59), ou encore le parcours, jugé plutôt exemplaire, du stoïcien Marc-Aurèle (empereur romain de 161 à 180 ). Il me suffira de signaler que ces diverses péripéties ne constituent pas en tant que telles la preuve de quoi que ce soit, notamment du caractère inéluctable de certains échecs : on sait depuis Machiavel que la Fortune est « l’arbitre d’au moins la moitié de nos actions », et que les réussites des « grands hommes » dans l’Histoire, a contrario, ne sauraient pas non plus être portées à leur seul crédit. Il reste que les témoignages de certains d’entre eux, bien que fortement teintés d’amertume dans le cas de Platon et de Sénèque, méritent le détour, même s’ils ne sont plus aussi pertinents à l’ère de la démocratie « post-moderne » – or la question qui nous intéresse aujourd’hui est celle du gouvernement des peuples démocratiques. Je montrerai que si la philosophie est particulièrement mal venue pour guider l’action des chefs d’Etat dans ce tout nouveau contexte, elle n’a de toute façon jamais été la meilleure des boussoles pour orienter les décisions des princes, des rois ou des despotes, ni pour conduire leurs destinées.
Sommaire de l'article [Cacher]
1 Problème irrésolu
2 Les philosophes aux abris
3 Quand la politique devient réaliste
4 Gouverner n’est pas nécessairement dominer
5 Vers une politique de l’insoumission
6 L’inhumanité de la vérité unique
7 Une société auto-instituée
8 De l’Universel au global
9 Propositions inédites et nouvelles aspirations
Les témoignages les plus probants sont bien entendus ceux-là mêmes des philosophes qui en firent les frais. Dans un premier temps, Platon défendit le parti pris de Socrate, celui d’un prudent retrait, tout en mentionnant malicieusement les sarcasmes d’un Calliclès de fiction :
J’aime la philosophie chez un adolescent, cela me paraît séant, et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il mérite le fouet ». Platon, Gorgias, vers – 387, trad. E. Chambry, 1960, 485 c
Pourtant, c’est bien Socrate si l’on en croit Platon – à ce stade de ses réflexions – qui a fait le bon choix, celui de tourner le dos « aux affaires ». Fort de ses expéditions catastrophiques en Sicile, Platon comprendra mieux encore par la suite qu’un homme libéré des illusions sensibles ne peut choisir en connaissance de cause d’assumer la charge d’éduquer et de gouverner ses concitoyens (Lettre 7, vers -354). Car si le peuple a besoin d’un guide, thèse dont le philosophe ne se départira jamais, il n’est en mesure ni de le former lui-même ni même de l’identifier, encore moins de l’apprécier à sa juste mesure. D’où le problème posé par Platon, et toujours irrésolu à l’heure où nous parlons : si le peuple doit être éduqué, qui éduquera ses éducateurs? Pour le philosophe, c’est clair et net, non seulement la solution idéale est difficile à concevoir, mais encore elle se heurte pratiquement à des difficultés majeures, et ceci pour deux raisons :
La conclusion de Platon nous prive en l’état de toute indication concernant la mission des philosophes au sein de la cité. Les choses sont difficiles au point d’être quasi insurmontables, nous explique-t-il, en tout cas « dans les cités telles que nous les connaissons », car « l’art de gouverner » ne s’improvise pas, or le peuple, berné et désorienté par les démagogues, aura toujours tendance à rejeter et même à haïr ceux qui le tancent :
“Le traitement que les Etats font subir aux hommes les plus sages est si dur qu’il n’est personne au monde qui en subisse de semblable” (488b).
Pour expliciter cela, il utilise une métaphore. Imaginons un navire, sur lequel les membres d’équipage se disputent le gouvernail, le capitaine ne sachant pas naviguer. Ces matelots s’enivrent, s’emparent du gouvernail et “naviguent comme peuvent naviguer de pareilles gens”, c’est-à-dire conduisent le vaisseau à sa perte. Supposons maintenant qu’un des hommes d’équipage flatte les autres matelots, et appelle « sagesse » leur manque de science. On a reconnu ici le sophiste, qui à l’inverse du philosophe, “n’enseigne pas d’autres maximes que celles que le peuple lui-même professe dans ses assemblées, et c’est là ce qu’ils appellent sagesse” (493 b).
La conclusion de Platon est sans appel : “Il est impossible que le peuple soit philosophe (…) et il est nécessaire que les philosophes soient blâmés par lui” (494 a ). Platon tentera néanmoins d’imaginer dans le Livre 7 une cité différente « de celles que nous connaissons »…
Ayant sans doute entendu les avertissements du Livre 6, Lucrèce (98-85 av. JC) retiendra pour sa part que la place des sages – qui n’ont décidément pas le pied marin – n’est pas sur la houle mais au contraire, bien au sec, sur la grève:
« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir ». (De la Nature, Livre II, v. 1-52, Garnier-Flammarion).
Point d’amertume ici, seulement les recommandations d’un philosophe qui, pour tenter de préserver bonheur et la probité – indissociables sans mortels dommages – s’est sans doute prudemment tenu à l’écart de la chose publique. Le cas de Sénèque est différent mais ses conclusions sont similaires. Lorsqu’au soir de sa vie, il écrit ses Lettes à Lucilius, il a renoncé depuis longtemps à présider aux destinées de Rome. En revanche, il est en mesure d’en tirer le bilan afin d’épargner à son jeune disciple bien des tourments inutiles:
« J’indique à autrui le droit chemin que j’ai reconnu sur le tard et las d’errer. Je crie : « Evitez tous les biens qui plaisent aux vulgaires, que le hasard attribue ; devant tout bien fortuit arrêtez-vous, remplis de soupçon et d’effroi : le gibier et le poisson aussi sont dupés par quelque espérance qui les amuse. Vous pensez que ces objets sont des cadeaux de la fortune? Ce sont des pièges. N’importe lequel d’entre vous qui voudra passer sa vie en sûreté, évitera le plus possible ces bienfaits pleins de glu, qui, pour notre plus grand malheur, nous trompent par ce leurre : nous croyons les posséder, nous y sommes collés » (Lettre 8 à Lucilius, Ed. G- F- Flammarion, traduction Marie-Ange Jourdan-Gueyer, 1972, p. 52).
Enjambant près de deux millénaires de recommandations concernant les manières les plus sages soit de légiférer soit de résister à l’oppression – depuis Aristote jusqu’à Sartre – je me contenterai de mentionner ici brièvement la révolution opérée par Machiavel. On sait que le conseiller de Laurent de Médicis pourrait se flatter d’avoir inventé la « politique réaliste »
« Beaucoup se sont imaginés des républiques et des principautés que jamais on n’a véritablement ni vues ni connues, car il y a un tel écart entre la façon dont on vit et celle dont un devrait vivre, que celui qui délaisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se perde qu’à se sauver » Le Prince, chapitre 15, traduction Thierry Ménissier, Hatier, 2007, p.75) ).
Est-ce à dire que le statut du philosophe a définitivement muté à partir du Prince? Pas vraiment. Machiavel prend à tel point le contrepied de la philosophie politique classique – ambitionnant de s’en tenir à « la vérité effective de la chose » – que l’on peut se demander à bon droit, avec Thierry Ménissier (op.cit.), si le titre de « penseur politique » ne lui conviendrait pas mieux que celui de philosophe au sens habituel de ce terme : « Souvent Machiavel n’est pas reconnu comme philosophe et cela est fondé, étant donné l’extrême prudence de l’auteur soucieux de ne pas sortir de l’analyse concrète une situation concrète » (op.cit, p.141). La pensée de Machiavel fut d’ailleurs d’autant plus féconde, que, refusant de spéculer dans la perspective de l’Universel, il s’attacha à répondre aux problèmes posés pratiquement dans des circonstances aussi uniques qu’impondérables. Tel est d’ailleurs sans doute l’essence de toute politique : même conçues a priori, les théories ne sont recevables que lorsqu’elles font leurs preuves en pratique (cf Kant, « Sur l’expression courante : « c’est vrai en théorie mais cela ne vaut rien en pratique » »).
Maintenant, la question est celle du statut du philosophe dans la cité au moment où nous parlons. Elle est revenue par hasard sur le devant de l’actualité parce que notre jeune président aurait bénéficié, semble-t-il, d’une brève formation philosophique (http://www.liberation.fr/debats/2017/05/18/le-retour-du-philosophe-roi_1570519), ce qui ne lui confère évidemment pas le statut de philosophe ! Quoiqu’il en soit, ce cas très particulier et bien peu significatif ne saurait faire oublier des décennies de spéculations hasardeuses, de songes creux, d’engagements inconsidérés, voire de crimes de plumes (je pense au cas spécifique de Heidegger!). La parole du philosophe sur la scène politique est depuis longtemps largement démonétisée, et ceci pour des raisons qui sont très loin d’être conjoncturelles ou anecdotiques. Nombre de sociologues et de philosophes – toujours eux – en ont dressé le constat depuis les années 50 déjà. La crise de la culture (1961, Idées/Gallimard, traduction sous la direction Patrick Levy, 1972) l’un des ouvrages auxquels Hannah Arendt doit sa notoriété, comporte un chapitre intitulé « Vérité et politique » dans lequel elle explique à quel point notre relation à la vérité, bousculée dans le contexte de la modernité tardive, est déterminante pour comprendre les enjeux de toute politique démocratique. La question de l’antinomie entre l’opinion et l’expertise (ce fameux « art de gouverner ») était au coeur de la problématique anxiogène de Platon. On la retrouve telle quelle chez Hannah Arendt, mais celle-ci lui donne une solution diamétralement opposée. Puisque ni la raison ni la vérité ne font autorité dans la cité démocratique :
« Les modes de pensée et de communication qui ont affaire avec la vérité, si on les considère dans la perspective politique, sont nécessairement tyranniques ; ils ne tiennent pas compte de l’opinion d’autrui. Alors que cette prise en compte est le signe de toute pensée strictement politique » (p. 307),
il faut l’admettre et cesser une fois pour toutes de le déplorer. Prenant acte de l’obsolescence des formes traditionnelles de gouvernement, la philosophe, hantée en permanence par l’événement totalitaire, se donne pour objectif une réhabilitation radicale du politique conçu comme espace pluriel d’initiative et de délibération. Le pouvoir est un phénomène collectif qui procède de l’échange d’opinions sans que jamais ni un individu ni un groupe n’ait la légitimité pour imposer a priori, et sans concertation préalable, ses propres décisions. Son expression naturelle est l’interaction et non pas la rivalité ni la compétition qui, in fine, humilie le vaincu.
Hannah Arendt trace un sillon original en rejetant la politique conçue comme une lutte pour le pouvoir – lequel est généralement défini comme l’aptitude à soumettre autrui à sa propre volonté. Pour H. Arendt au contraire la politique est un processus qui résulte de la conjonction de voix discordantes et le plus souvent conflictuelles, d’où toute forme de souveraineté sera donc ipso facto bannie. En conséquence, à l’opposé de toute tradition platonicienne et aristocratique, H.Arendt se représente le peuple non plus comme un gros animal rétif qu’un habile pasteur devrait s’employer à encadrer et à dompter, mais comme le sujet hétéroclite d’un pouvoir émanant de sa propre pluralité assumée. La politique, telle que Hannah Arendt la conçoit, ne peut donc être désormais un pur et simple face à face entre gouvernants et de gouvernés (la « Caste » et les « gens »? ). Avoir du pouvoir c’est parler ensemble pour agir de concert, c’est pourquoi seule une politique de l’insoumission peut rendre justice à ce type de « pouvoir » qui réside tout entier dans la pluralité. Libertaire, le concept politique du pouvoir chez Arendt n’est pourtant pas anarchique, puisqu’il accorde une place à l’idée de loi, étant entendu que celle-ci doit rester extérieure au « pouvoir ». Associées à la « mémoire de l’autorité », les lois fondamentales seront seules en mesure d’assurer la solidité du lien politique (sur la nécessité de la loi qui se substitue à la « volonté souveraine » pour limiter le gouvernement des hommes, voir Essai sur la révolution, pp. 228-229, Gallimard, 1967, trad. Michel Chrestien).
Dans un tel contexte, le philosophe reste-il encore le dépositaire d’un quelconque savoir? Il faut tout d’abord rappeler que H. Arendt ne se définissait pas elle-même comme une philosophe mais comme une théoricienne de la politique – on dirait peut-être aujourd’hui une politologue ou bien une « politiste ». Donc la question posée ici n’est pas tant de savoir ce à quoi peut encore prétendre le (ou la) philosophe, mais de déterminer à quel type de « science » peut encore prétendre le monde politique. Pour H. Arendt,
« L’opinion, et non la vérité, est une des bases indispensables tout pouvoir » (La crise de la culture, p.296).
Mais que l’on ne s’y trompe pas, la proposition ne témoigne d’aucune nostalgie : la théoricienne considère l’opinion non comme une forme de connaissance déficitaire et chancelante, mais comme le seul mode recevable d’appréhension de la réalité politique. Non seulement Hannah Arendt réhabilite donc l’opinion, mais elle dégrade en quelque sorte une certaine conception de la vérité – dans le sens d’un contenu procédant d’une nécessité rationnelle. Contrairement à la vérité qui vise l’unité, l’opinion accepte la confrontation avec les opinions autres, voire opposées, puisque toutes ensemble elles expriment les aspects d’une réalité ontologiquement plurielle. Hannah Arendt constate une affinité entre la doxa et le monde des phénomènes. Affinité particulièrement flagrante dans le registre de la politique où la pluralité des acteurs, la contingence et l’imprévisibilité des événements interdisent d’inscrire la prise de décision politique dans la sphère de la nécessité rationnelle. Ainsi, à « l’inhumanité » de la « vérité unique », Hannah Arendt, dans le texte qu’elle consacre à Lessing (dans Vies politiques, Gallimard, 1974) dit préférer : « l’infinité des opinions possibles où se reflète le débat des hommes sur le monde » (p. 37). Ce n’est que d’une telle confrontation voulue, assumée, que peut dériver une forme de généralité approchant l’impartialité qui serait idéalement l’optimum du savoir politique.
Dans ces conditions, le théoricien du politique ne peut plus être qu’un témoin – critique, radical, indigné ou désabusé selon les cas – et en aucun cas un prophète ni un législateur éclairé comme le furent ou voulurent l’être tant de leurs prédécesseurs. Quant au philosophe, il s’engagera dans les combats qu’il estime juste en tant que citoyen, au même titre que quiconque. Sur ce point, il n’en va pas autrement du chef de l’Etat : « Le fait que le président d’une démocratie soit philosophe regarde sa personne, pas son statut de président » (Michaël Foessel, article de Libération cité ci-dessus) !
L’élaboration de concepts ou même seulement leur élucidation (« Qu’est-ce qu’une loi? « Qu’est-ce un peuple »? « Que désigne le mot « populisme » ? » « Comment définir la démocratie » ? ) sont des tâches moins gratifiantes mais beaucoup plus appropriées aux régimes que nous validons aujourd’hui, à savoir tous ceux – et seulement ceux – qui ont donné congé à toutes les anciennes conceptions – absolutistes, unilatérales, uniformisantes – de la vérité ou de la justice.
Il y a une autre raison pour laquelle les philosophes aujourd’hui ne peuvent plus « définir et légiférer » . On sait que ce fut longtemps la mission qu’ils s’étaient assignée, tâche éminente qui allait le plus souvent de pair avec une critique virulente, voire radicale, de la réalité existante. Un tel projet serait difficilement soutenable désormais parce que, entre autres raisons, la société dite « post-moderne » a complètement rompu les amarres, en tout cas sous cet angle, avec la modernité. C’est ce qu’explique notamment le sociologue Zygmunt Bauman (La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, traduction Christophe Rosson, Pluriel/Fayard, 2014) en s’appuyant sur les analyses des philosophes de Francfort (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer) ou encore celles du philosophe français Jean-François Lyotard (Le post-moderne expliqué aux enfants, Galilée 1993). La modernité, à la suite du siècle des Lumières, n’avait jamais cessé, passant outre toutes les déconvenues, de se fixer des objectifs exaltants :
« Les formules magiques avaient alors nom Histoire et Raison : Raison de l’Histoire ou l’Histoire en tant qu’œuvre de la Raison… Ou bien encore la Raison traversant l’Histoire pour atteindre la sienne propre » (p. 280).
C’est ainsi que le « récit moderne » cherchait sa légitimation « dans un futur à faire advenir, c’est-à-dire, dans une Idée à réaliser » (Jean-Francois Lyotard). La critique tirait alors son énergie, au XIXe siècle tout particulièrement, de « l’inébranlable croyance selon laquelle on peut trouver une solution, un programme positif restant non seulement possible mais encore impératif ». Si l’on ajoute à cela le fait que la « législation locale de la civilisation occidentale qui s’est baptisée elle-même modernité » s’était attribuée une mission civilisatrice procédant de « l’universalité de l’étreinte dans laquelle l’Occident comprimait le reste du globe humain » (Zygmunt Bauman, op.cit, p.281), on mesure l’ampleur de la révolution accomplie. Pour Zygmunt Bauman, en l’absence de Dieu désormais, il n’est plus possible d’ignorer que « l’existence est purement accidentelle ». La moralité elle-même est également contingente, elle ne comporte aucun fondement rationnel : il nous est devenu extrêmement difficile de comprendre pourquoi un sujet « devrait être moral comme de reconnaître qu’il l’est quand il l’est » (p. 275). Nous vivons désormais dans une société qui ne peut plus ignorer qu’elle est condamnée à s’auto-instituer :
« Autant dire : elle sait que les significations dans et par lesquelles elle vit et elle est comme société sont son œuvre, et qu’elles ne sont ni nécessaires ni contingentes » (Cornelius Castoriadis, « Institutions de la société et religions » in Domaine de l’homme, Les carrefours du labyrinthe, II, 1986, Seuil, p.480).
L’avènement de la post-modernité, pour Zygmunt Bauman, c’est la reconnaissance du fait « que l’Etre est davantage l’œuvre du Chaos et de l’Absurde que de l’Ordre et de la Signification réglés à l’avance.. » (p.282).
Dans ce contexte pour le moins chahuté, la civilisation occidentale affronte au XXIe siècle une nouvelle situation parfaitement inédite et profondément déstabilisante : il s’agit de la globalisation : « La modernité s’estimait jadis universelle. Elle se considère à présent globale ». C’est peu dire que, dans ces conditions, l’ambition législatrice des héritiers des Lumières est devenue totalement caduque et dérisoire. Il ne faut donc pas s’étonner de la décadence de la parole des clercs. Désabusés, frustrés, amers, les philosophes et les intellectuels gagnent toutefois aussi, éventuellement, en lucidité, comme on le voit par exemple en lisant ce type d’avertissement : «Tous les yeux enflammés présagent le meurtre » ou encore : « Celui qui propose une nouvelle foi est persécuté, en attendant qu’il devienne persécuteur : les vérités commence par un conflit avec la police et finissent par s’appuyer sur elle » (E.M. Cioran, Précis de décomposition, Flammarion, 1985). L’universalité était un ambitieux projet, tandis que la globalité ne réclamerait qu’un consentement docile auquel se mêle l’amertume de la capitulation (« Si vous n’êtes pas sûr de les vaincre, mettez-vous de leur côté »). La conclusion du sociologue constitue une réponse un peu sèche, mais non dénuée de clairvoyance à la question posée en tête de cet article: « L’universalité était une plume accrochée au chapeau de philosophes. La globalité pousse les philosophes à retourner s’exiler, nus, dans le désert dont l’universalité promettait de les sortir » (p.283).
Bien entendu ni la philosophie ni les sciences politiques ni les spéculations éthiques, ou même métaphysiques, diminuées ou blessées dans cette nouvelle configuration, ne sont disposées pour autant à rendre gorge. Certes le statut des intellectuels ayant changé du tout au tout, les péroraisons se font plus discrètes. Les philosophes qui n’avaient pas jusqu’ici fait qu’interpréter le monde de différentes manières … auraient-ils donc pour finir renoncé à le transformer, infirmant la fameuse prophétie marxiste (11 e Thèse sur Feuerbach) ? On observe toutefois dans le même temps des changements de paradigmes et des mutations prometteuses.
Signalons par exemple que de nombreux intellectuels aujourd’hui s’impliquent dans des mouvements de contestation à résonance planétaire tels que « Occupy Wall street » ou le mouvement des Indignés. Comme l’expliquent deux jeunes anthropologues, Riccardo Ciavolella et Eric Wittgensenstein dans un livre récent (Introduction à l’anthropologie politique, Ed. Deboeck, 2016), la question de l’engagement est pleinement d’actualité, et l’on doit supposer possible de parvenir « à s’engager sans s’aveugler »(p. 231). Les auteurs considèrent que le travail anthropologique et l’engagement militant sont deux moments bien distincts, mais qui ne s’excluent pas, de l’activité sociale d’un intellectuel. Ils observent que l’anthropologie, loin de se focaliser sur les seules problématiques politiques européennes, s’efforce d’installer l’homme au centre de ses analyses, « non pas l’homme en général, mais l’ être humain comme sujet historique particulier ». Parallèlement, elle se penche sur « les formes populaires d’énonciation et d’action politique », attentive à « l’histoire sociale des révoltes populaires et des philosophie de l’insoumission » – ce qui nous reconduit à H. Arendt. Ils constatent pour finir que les philosophes-anthropologues – ayant abandonné tout projet de communication outrecuidante – peuvent néanmoins suivre et accompagner des aspirations inédites. Ils observent que de nouvelles propositions pour faire de la politique « autrement » émergent un peu partout dans le monde :
« Des mouvements néo-ruraux et alternatifs aux expériences autonomes et anarchistes, des nouveaux partis populistes aux promesses d’ordre nouveau des discours religieux, et surtout dans la multiplication des prises de parole et de mobilisation collective de groupes variés et inattendus dans le monde post-colonial » (« Quelques spécificités de l’approche anthropologique », Introduction à l’anthropologie politique, p 228).
Laurence Hansen-Löve, auteure Oublier le bien. Nommer le mal. Une expérience morale paradoxale, Belin, 2016.
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