Toujours sur la brèche, Serge Latouche dirige depuis 2013 la collection Les précurseurs de la décroissance éditée par Le Passager Clandestin (1). Déjà auteur de son premier titre, Jacques Ellul, contre le totalitarisme technicien, il propose, en ce printemps 2014 : Cornélius Castoriadis ou l’autonomie radicale.
Cornélius Castoriadis est né en 1922 à Istanbul, passe son enfance à Athènes, s’engage très jeune dans le mouvement communiste et gagne la France en décembre 1945. Il fut philosophe, sociologue, économiste et psychanalyste. Il décèdera à Paris en 1997. Adhérent du parti communiste internationaliste, il créa dès 1946, en compagnie de Claude Lefort, la revue mythique Socialisme ou Barbarie.
De la psychanalyse à l’autonomie puis à la démocratie directe
Intéressé puis passionné par l’œuvre de Freud, il fréquente les milieux psychanalytiques de Paris, et entreprend, dans les années soixante, une analyse. Le passage par la psychanalyse ne répond pas exclusivement à une motivation personnelle ; il s’en saisit également pour remettre en cause l’édifice théorique de Marx. Ce double processus lui permettra de redécouvrir l’importance de l’imagination chez l’individu ainsi que celle de l’imaginaire social et historique, élément fondateur des institutions indispensables aux sociétés humaines.
Dès lors, la psychanalyse contribuera à l’émergence de l’autonomie de la pensée et subséquemment de l’autonomie en politique. Selon Castoriadis, une psychanalyse bien comprise permet à l’individu de tenter l’organisation d’une vie personnelle plus libre, plus autonome, c’est-à-dire une vie qui se donne à elle-même ses propres lois (autos nomos).
Castoriadis ajoutera que nous avons besoin d’un individu autonome pour faire le lien avec le politique : « Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome », laquelle définira, à son tour, ses propres lois.
En l’absence d’une cure psychanalytique collective, c’est une véritable paidéia, une éducation désinstrumentalisée, aux vertus morales nécessaires à l’exercice de la citoyenneté, une éducation « pour l’autonomie, vers l’autonomie », éloignée « des âneries diffusées par la télévision », qui conduira l’individu à s’interroger sur le sens de son action, sans céder à la passion ou au préjugé. En clair, émanciper l’être humain sans l’émanciper de la société.
L’éclosion de la démocratie directe se réalisera donc sous l’impulsion conjuguée de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective. Pour Castoriadis, la démocratie représentative, à l’origine d’une regrettable apathie politique d’un nombre grandissant d’électeurs, est un oxymore. Le gouvernant ne s’éloigne-t-il pas du gouverné ?
Il répond à cela : « Je peux dire que je suis libre dans une société où il y a des lois, si j’ai eu la possibilité effective (et non simplement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit appartenir effectivement à la collectivité, au peuple. »
Dès l’époque de Socialisme et Barbarie, remarque Serge Latouche, Castoriadis définit le Socialisme « comme gestion ouvrière de la production et comme gestion collective de toutes les activités sociales par tous ceux qui y participent. »
Cependant, pour accéder à l’autogestion, il faudra également s’en prendre à la neutralité de la technique, ce que n’avaient pas fait les marxistes. Cornélius Castoriadis ne mâche pas ses mots : « L’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie. Pour qu’il y ait autogestion, il faut casser la chaîne. »
Ainsi, l’autonomie individuelle et collective, l’autogestion, omniprésentes dans le dispositif de Cornélius Castoriadis, doivent favoriser la revitalisation de la démocratie locale chère aux objecteurs de croissance.
L’écologie est subversive
L’examen critique de la technique amène tout naturellement Castoriadis à dénoncer le productivisme et la croissance. En raison du culte de l’exploit scientifique propice à l’autonomisation de la technoscience, laquelle se moque des véritables besoins humains, il s’interroge sur le progrès du savoir scientifique :
« Nous voulons une expansion libre du savoir mais nous ne pouvons plus prétendre ignorer que cette expansion contient en elle-même des dangers qui ne peuvent pas être définis par avance. Pour y faire face, il nous faut ce qu’Aristote appelait la phronésis, la prudence. » (2)
Incontestablement, ce point de vue oriente clairement Castoriadis sur la voie de l’écologie politique radicale. Selon lui, « l’écologie est subversive, car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains. »
Dès lors, l’imposture de l’économie de croissance et de développement est sévèrement dénoncée. Le développement comme le progrès, l’expansion sont, aux yeux de Castoriadis, des propriétés spécifiques des sociétés occidentales. « Ainsi l’Occident se pensait et se proposait comme modèle pour l’ensemble du monde. » Un modèle qui, pour s’imposer, bouleversa l’imaginaire des hommes demeurés, jusque-là fort heureusement, à l’écart de la modernité.
Néanmoins, tout fut minutieusement organisé pour que ceux-ci consentirent enfin à modifier leur propre organisation psychique, pour être « en voie de développement » dès que leurs pays emboitèrent le pas des économies occidentales.
Sortir du capitalisme
Si, pour Castoriadis, la révolution doit pouvoir s’accomplir sans effusion de sang, cependant, précise-t-il, « il faut que des changements profonds aient lieu dans l’organisation psychosociale de l’homme occidental, dans son attitude à l’égard de la vie, bref dans son imaginaire. »
Toutefois, il est bien conscient que la décolonisation de l’imaginaire sera un travail de longue haleine. Chez Castoriadis, l’être humain doit avoir la volonté d’être libre et de mettre en « œuvre une praxis, une praxis réflexive et délibérée qui permet de réaliser cette liberté ». La liberté, c’est l’activité qui simultanément s’autolimite. Ainsi, l’homme sait à la fois qu’il peut tout faire mais qu’il ne doit pas tout faire.
Scandalisé par le saccage de la planète, Castoriadis pensait que les hommes, aujourd’hui, devraient en être les jardiniers. La cultiver pour espérer donner un sens à leur existence. Appelant de ses vœux l’avènement d’un écosocialisme (3), authentique rempart contre la montée possible de l’écofascisme, Serge Latouche rejoint de la sorte Cornélius Castoriadis en le citant une dernière fois :
« L’écologie peut très bien être intégrée dans une idéologie néo-fasciste. Face à une catastrophe écologique mondiale, par exemple, on voit très bien des régimes autoritaires imposant des restrictions draconiennes à une population affolée et apathique. L’insertion de la composante écologique dans un projet politique démocratique radical est indispensable.
Et elle est d’autant plus impérative que la remise en cause des valeurs et des orientations de la société actuelle, impliquée par un tel projet est indissociable de la critique de l’imaginaire du "développement" sur lequel nous vivons. »
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