Vous avez toujours refusé, pour sauvegarder votre liberté de penser, toute carrière intellectuelle classique, c’est-à-dire tout compromis avec le pouvoir, qu’il soit universitaire, qu’il soit syndical, qu’il soit politique...

Mes réflexions ont une valeur de nuisance très élevée et en somme c’est leur valeur de nuisance que je crois féconde. Comme vous le savez, je n’appartiens à aucune culture. J’ai été obligé de définir moi-même les critères de validité des valeurs qui sont charriées par toutes les cultures ambiantes je ne peux m’identifier à aucune, me sentir chez moi dans aucune. Je n’appartiens pas à la culture allemande puisque j’ai cessé à l’âge de 16 ans d’accepter de parler et de lire en allemand. Depuis l’âge de 16 ans je ne pratiquais que le français. Je n’ai pas de culture allemande autre que celle qu’on peut avoir, en faisant le Bac, en donnant la langue allemande. Je n’ai pas continué à suivre la production intellectuelle, culturelle, littéraire et philosophique des allemands. Mais j’ai ramassé des morceaux par ci et par là pour me bricoler un système d’orientation, un système de valeurs qui me semble correspondre à quelque chose de très fondamental dans la réalité humaine et de transculturel. D’abord je n’ai pas les diplômes nécessaires pour faire une carrière universitaire, je n’ai qu’un diplôme d’ingénieur. J’aurais pu faire un doctorat de troisième cycle ou quelque chose comme çà à partir de mes travaux sur Sartre, mais : est-ce que c’est intéressant ?

Vous n’avez eu jamais envie d’enseigner aux Etats Unis, au Mexique comme votre ami Ivan Illich par exemple ?

Ivan Illich a été formé pour enseigner, il a été formé par l’Eglise, pour enseigner. Il a eu une formation qui est l’équivalente de la plus haute formation jésuite. Je ne crois pas qu’il soit jésuite mais c’est cette formation qu’il a eue ; il a eu une vocation de formateur des âmes, des esprits, des caractères, des personnalités; moi je n’ai pas cette vocation.

Vous êtes un incitateur à penser quand même, sinon un maître à penser ?

Je n’ai pas les moyens constitutionnels, psychiques, spirituels, pour avoir une volonté de puissance. Je refuse toute forme de pouvoir et toute forme de puissance sauf le pouvoir que vous donne la contestation. J’estime d’ailleurs que le rôle des intellectuels au sens traditionnel du terme pas au sens que ça a pris aujourd’hui, la mission des intellectuels c’est de contester. C’est la même chose que ressentait très fort Sartre, qui a renoncé à l’enseignement, je ne me compare pas à lui, mais je vous dis que le radicalisme dans la pensée consiste en la contestation radicale.

Mais la contestation radicale a besoin de critères, c’est pour ça que je ressemble dans une certaine mesure à l’Ecole de Francfort que j’ai pratiqué très tardivement seulement, qui, elle aussi, vous dit toujours que l’on ne peut contester un ordre établi, une civilisation, une culture dominante, qu’à partir de critères qui lui sont transcendants, et qu’à partir du moment où on efface ces critères transcendants, on ramène tout à des critères utilitaristes ou à des critères d’avantages ou de jouissances immédiates, c’est, comme l’appelait Marcuse,«de la tolérance répressive ». On réprime tout ce qui transcende l’immédiat vers quelque chose qui vous fournit un critère absolu de jugement en retour pour estimer que la seule chose valable c’est ce qui existe et que c’est à partir de ce qui existe qu’il faut s’orienter.

Toute personne a commencé par être un enfant, ce qui veut dire que les critères de jugement, la structuration de sa personne qui va le caractériser dans son âge adulte lui ont été imposés à une époque où il ne pouvait pas se défendre contre elle et qu’il a vécu sa socialisation, son éducation, comme une violence et un arbitraire qui lui étaient imposés. Il y a toujours une réserve d’insoumission de rébellion, de contestation dans toute personne. Personne ne peut s’identifier avec son être social totalement et c’est cet écart entre le vécu personnel et l’image de soi-même que la culture, que la société vous oblige d’assumer, c’est cet écart qui fait la créativité artistique, culturelle, philosophique d’une personne. Si cet écart ne se donne pas ou n’a pas la possibilité de se donner les moyens de son expression, c’est-à-dire d’une contestation qui est la liberté même de se remanier et de se redonner une existence que l’on n’obtient que de soi-même, alors évidemment vous tombez dans le conformisme et l’utilitarisme le plus plat et vous n’avez que des individus qui sont à peu près pareils les uns aux autres.

Mais ce qui est l’idéal, en un sens l’idéal non-dit, l’idéal inavoué, non conscient, d’une société de consommation, c’est de produire des gens qui se reconnaissent dans l’image d’eux-mêmes qu’un produit est censé leur refléter et qui s’en satisfont. D’où la « tolérance répressive » de Marcuse

Beaucoup de vos compagnons de route, beaucoup des penseurs qui réfléchissent avec vous dans les années 60, eux, se sont compromis avec le pouvoir depuis, vous êtes l’un des rares sinon le seul qui continue à contester

Non nous sommes quelques uns, il y en a d’autres qui se sont ajoutés. Vous avez des gens très âgés, de 15 ans plus âgés que moi comme Jacques Ellul, qui ont toujours fait ça. Vous avez des gens de la génération ultérieure comme Alain Finkelkraut, ou comme Alain Caillé qui a fondé le Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales (MAUSS), qui a une revue, la Revue du MAUSS, qui sont des gens extrêmement intéressants dans lesquels je peux me reconnaître. Bien sûr qu’ils n’ont pas d’impact médiatique. Ellul par exemple est considéré comme un monument de la pensée de ce siècle aux Etats Unis, mais il est à peu près méconnu en France.

C’est un peu votre situation ?

Non, quand vous dites que la plupart de mes contemporains se sont intégrés dans le système, eh bien, ils appartenaient à cette culture, ils appartenaient à cette société, ils pouvaient se laisser intégrer par le système. Moi, même si je voulais être intégré dans ce système, je ne m’y reconnaîtrais jamais. Vous savez, je suis voué à la contestation et au lieu d’aller chercher à l’encontre de ma pente en voulant être pareil à tous les autres, je préfère aller dans le sens de ma pente qui est de rester dans la contestation.

Oui vous vous méfiez, vous vous méfiez des médias, vous êtes un peu à la philosophie ce que Cioran et Julien Gracq sont à la littérature. Pourquoi cette méfiance des médias, de la presse ?

J’ai été journaliste dans la presse française, Jean Daniel qui m’a amené de l’Express quand il a changé pour devenir un journal plutôt conformiste à mon avis en 64, il m’a coopté dans l’équipe de fondateurs du Nouvel Observateur, et il m’a laissé assez de champ pour continuer au N.O. de mener mon cirque contestataire qui pour moi n’était pas une pause, c’était la seule façon dont je pouvais penser la réalité qui était en train de se déployer sous nos yeux. C’était de façon contestataire. Il m’a laissé assez de champ pour que je puisse le faire, pour que finalement je puisse me reconnaître dans ce que j’écrivais. 

Je ne dis pas qu’il a toujours été heureux de ce que je faisais. Parfois il me disait : « écoute, ça suffit comme çà, si tu fais un papier comme ça tous les mois, ça ira très bien, il ne faut pas continuer comme ça toutes les semaines ! ». Ou alors il disait à des jeunes gens qui voulaient entrer au N.O. « moi mon modèle c’est ce que fait Bosquet et il ne peut y en avoir qu’un seul et ça suffit largement comme ça ». Mais je ne peux pas dire que je refuse la Presse. Il y a une chose très curieuse : tant que vous êtes journaliste dans un journal qui a un certain impact, une certaine influence, vous êtes reconnu et sollicités par des gens qui attendent de vous des services donc vous recevez des tas de livres dont on espère que vous allez rendre compte et dans cet espoir que vous allez rendre compte des livres des autres, les autres rendent compte de ce que vous écrivez.

Ça c’est malsain !

C’est ce qu’on appelle le système de l’ascenseur...Et à partir du moment où j’ai démissionné en 1983

Oui vous avez démissionné des Temps Modernes et du Nouvel Observateur vous vous êtes retiré ici dans votre maison de Bourgogne

Voilà. Je trouve que la Presse française est d’un conformisme affligeant, que les gens sont superficiels, ce qui est largement la faute des directions des journaux parce qu’elles ne donnent pas aux journalistes, et là je dois rendre hommage à la direction de l’Obs quand je m’y trouvais, elles ne donnent pas aux journalistes le temps et les moyens de faire du travail approfondi. Pour vous occuper de l’économie de l’Energie ou de l’économie du Nucléaire ou de choses comme ça, il ne suffit pas de donner des coups de téléphone aux spécialistes de la question, parce que les spécialistes de la question ils ne vous disent jamais la vérité. Ils sont là pour couvrir la politique du gouvernement dont ils ont été les experts en premier lieu. 

Donc si vous voulez en savoir plus, il vous faut descendre des étages beaucoup plus bas et fouiller très profond. Et pour cela il faut avoir du temps, il faut avoir les moyens et non pas se contenter des réseaux d’information qui sont déjà en place. Par exemple, un journaliste en France qui se mettrait mal avec des cabinets ministériels ou avec l’Elysée se couperait des sources d’information qui lui sont indispensables.

Il y a une démarche un peu socratique dans votre pensée, vous êtes un des rares à poser les problèmes au niveau qui convient, c’est-à-dire au niveau de la réalité concrète..

C’est que je conteste le développement de la réalité concrète à partir de critères qui ne sont pas les plus courants et qui font des adeptes

Et puis vous êtes l’anti-chef par excellence...

Voilà, je ne peux pas être chef.